Sunday, January 12, 2014

Des Ermites dans la taiga & Des nouvelles d'Agafia, deux recueils d'articles de Vassili Peskov




Imaginez une famille qui disparait des « radars » soviétiques en pleine période des purges staliniennes dans les années 30 pour s’installer dans un coin inaccessible de la taïga sibérienne et que des géologues re-découvrent en… 1978 ! Ce fut pourtant le destin, au-delà des limites du possible, de la famille Lykov.

Dans l’imaginaire occidental, la Russie, c’est cet immense espace blanc que traversent des traîneaux romantiques, des clochers en forme de bulbe d’oignon en or qui scintillent au loin dans la neige, l’air de Lara du Docteur Jivago, des hommes rudes aux visages ornés de longues barbes, et au mieux des réminiscences de Guerre et Paix, d’Anna Karenine ou de Crime et Châtiment. Or, c’est justement l’étymologie du nom de famille de l’anti-héros qu’est Raskolnikov (Crime et Châtiment) qui permet le décryptage de la saga de la famille Lykov. Raskol veut dire « schisme » et Raskolnik, c’est le terme qui désigne les « Vieux-Croyants », ces Orthodoxes considérés comme hérétiques.

En 1653 le tsar Alexei Romanov et le patriarche Nikon entreprennent de « réformer » l’Eglise orthodoxe en retournant aux textes grecs originaux dont les traductions depuis 988 –date de la conversion de la Russie kiévienne au christianisme- avaient souffert d’incohérences et de contresens… Ceux qui étaient attachés à la « vraie foi » se rebellent ; Alexei et puis son fils, Pierre le Grand, mènent les persécutions tambour battant et exécutent boyards et paysans. Exils forcés ou exils volontaires, les Raskolniki fuient l’ «anté-Christ à visage humain», -surnom dont ils affublent Pierre le Grand-, et s’installent en Sibérie. Parmi eux, la famille Lykov.

Pour mieux comprendre les « Vieux-Croyants », leur mode de vie, leurs prises de position radicales par rapport à l’administration tsariste, puis soviétique, un autre groupe religieux vient à l’esprit, qui vit à deux heures de route de Washington DC : les Amish. Tout comme eux, les « Vieux-Croyants » refusent « le siècle » et les inventions qui facilitent la vie de l’homme moderne ; ils refusent aussi les plaisirs et comme eux encore, se posent en objecteur de conscience face à toute formalité administrative : recensement, école, service militaire… la liste est longue et va même au-delà des positions Amish.

Les Lykov ont ainsi erré sur le territoire russe, s’avançant toujours un peu plus vers l’Est, la Sibérie, à chaque vague de persécution, à chaque remous politique qui mettait en danger leur survie et celle de leur foi. La stalinisation et l’entrée en guerre de l’URSS dans le deuxième conflit mondial marquent leur retrait du monde connu dont ils resteront isolés jusqu’en 1978.

Lorsque Vassili Peskov, journaliste au Komsomolskaya Pravda, rencontre les Lykov  en 1982 pour ce qu’il pensait être un article ou deux sur des excentriques perdus au fin fond de la taïga, il ne sait pas encore que c’est une relation qui durera jusqu’à sa mort (2013). Année après année et article après article, il deviendra leur chantre, leur lien vital avec ce siècle qu’ils ont fui, qu’ils redécouvrent et dont finalement, Agafia, celle qui survivra, qui vit toujours d’ailleurs, ne peut plus se passer tout en le refusant encore. 

Lire les deux ouvrages de Vassili Peskov, Ermites dans la taïga, paru en France en 1992, et Des nouvelles d’Agafia, paru en 2009, -qui fait suite au premier-, c’est plonger dans un univers aux antipodes du quotidien occidental. Le premier recueil d’articles, « Des ermites dans la taïga », couvre la décennie 1982 – 1991. La famille Lykov redécouverte par des géologues en 1978 ne comprend plus que Karp Ossipovitch, le père, octogénaire, et sa dernière-née, Agafia, 40 ans. La mère, Akoulina, est  morte des effets de la famine que la famille a connue en 1961 : elle a sacrifié sa maigre ration pour assurer la survie de ses enfants. Les deux fils, Dimitri et Savvine, et leur sœur Natalia, meurent alors qu’ils ont entre 40 et 50 ans dans les deux ans qui suivent leur prise de contact avec le siècle, c’est-à-dire avec les géologues : exposition à des microbes que ni leur système immunitaire ni leur héritage génétique ne connaissaient, un peu comme les Indiens d’Amérique lors de l’arrivée des Européens ? On ne le saura probablement jamais.

On serait tenté d’établir des comparaisons entre la famille Lykov et d’autres héros de la littérature comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe, ou le concept du bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, ou Walden de Thoreau. On serait aussi tenté de trouver un certain romantisme à la situation, d’y lire l’authenticité du retour à la terre ou la revendication de la vie simple d’un pionnier des espaces immenses comme celle de Little House in the Big Woods de Laura Ingalls Wilder. C’est peut-être encore ce livre qui s’approche le plus des rugueuses conditions de vie de la famille Lykov par l’isolement et les longs hivers. Pourtant, la vie des Ingalls au XIXème siècle dans les bois du Wisconsin est encore loin des rigueurs rudimentaires et de la précarité qu’ont connu ces « ermites dans la taïga ».   Une izbouchka (isba minuscule) enfouie dans la terre, un sol tapissé de couches de détritus, des murs et une unique fenêtre recouverts de la suie émise depuis des décennies par le poêle central ; un régime alimentaire de disette, réduit aux pommes de terre et aux pignons de pin…

Peu à peu, Karp Ossipovitch et Agafia vont développer une relation amicale avec ces gens du siècle dont ils se sont tant méfiés. Ainsi avec Erofei, un des foreurs, qui, victime de la post-soviétisation des années 90 et ayant perdu une jambe, rejoindra Agafia dans son « ermitage » ; avec l’auteur, Vassili Peskov, qui leur rendra visite jusqu’en 2010 (il avait passé 80 ans) ; avec les lecteurs de la Komsolmoskaya Pravda, qui envoient au journal des lettres, des cadeaux pour ces ermites de la taïga (cela va du tissu aux bougies, de récipients à du sel, poules, chèvres, etc…) ; avec des parents retrouvés grâce aux articles, Vieux-Croyants eux aussi mais qui se sont adaptés au siècle ; avec aussi quelques illuminés que la chute du communisme va pousser à trouver refuge dans la nature, mais que la rudesse des conditions de vie finira par briser… Car Akaban, la première ville, n’est joignable que par hélicoptère, ou à ses risques et périls au terme d’une marche peu sûre dans les bois de la taïga ou encore en suivant des rapides de force 6…

La rencontre avec les géologues et la mort de Karp Ossipovitch –de vieillesse- vont en quelque sorte libérer Agafia. Si elle demeure pieuse, attachée à la « vraie foi », lisant les livres en vieux slavon que sa famille a préservés depuis plus de trois cents ans et refusant d’aller vivre une vie plus douce chez les parents retrouvés,  elle apparaît de plus en plus, surtout dans le deuxième recueil qui lui est entièrement consacré, Des nouvelles d’Agafia, comme une célébrité. Elle accepte des objets qu’elle rejetait autrefois d’un jugement grave: « C’est défendu » ; elle demande même qu’on la prenne en photo en posant avec sa chèvre, alors que quelques années plus tôt, l’auteur n’avait pu prendre que quelques portraits à la sauvette. Elle accepte les cadeaux des lecteurs et va émettre des requêtes spécifiques : un peu de foin, une autre chèvre, des poules de telle race, un peu à la manière des enfants qui écrivent une lettre au Père Noël… Elle va recourir à l’aide des géologues et de tout homme vaillant pour construire une, puis une autre, puis une troisième et une quatrième isba, déménageant d’un domaine à l’autre, d’un flanc de montagne à un autre, mieux exposé, d’un bras de rivière à un autre, dans un rayon de quelques centaines de mètres. Elle va jusqu’à utiliser les services des hélicoptères qui lui amènent des visiteurs ou des curieux pour se rendre régulièrement… en cure, dans des sources chaudes dont elle dit qu’elles font des merveilles pour son dos…  Agafia vit la vie d’une vraie célébrité grimpant dans son hélicoptère privé pour se rendre à son spa préféré…

La rupture entre les deux recueils est marquée par la chute du communisme et l’effondrement d’un système politico-économique. Des ermites dans la taïga, le premier recueil, va de l’ère Brejnev (1978) à mai 1991, juste avant le coup du mois d’août qui porta le coup de grâce au régime. Des nouvelles d’Agafia, reprend en mai 1992 et se finit en 2008. Le lecteur pourrait croire que le démembrement de l’URSS et le renversement du système économique n’ont eu aucune conséquence sur quelques individus enfouis dans la taïga sibérienne. Et pourtant cela va influencer la générosité des lecteurs de la Komsomolskaya Pravda : certes, ils vont continuer à parrainer Agafia en lui envoyant des cadeaux,  mais alors que leurs donations étaient héroïques au temps du communisme triomphant, -un régime dont les magasins étaient connus pour leurs rayonnages vides-, celles de la Russie capitaliste sont chiches. Les lecteurs ont perdu en pouvoir d’achat mais aussi en rêve. Du temps du communisme, la famille Lykov représentait le cœur toujours vivant de cette Mère Russie dont les Soviétiques ont toujours été nostalgiques : celle d’un monde paysan auto-suffisant, gardien des valeurs de la vraie Russie, martyr du communisme mais porteur d’espoir. L’existence de la famille Lykov permettait au citoyen soviétique de croire en un monde meilleur, de transcender l’athéisme politique obligatoire du credo du Parti Communiste soviétique. L’avènement du capitalisme en Russie va appauvrir une population déjà démunie, ceux-là mêmes qui donnaient généreusement à la Matyushka (petite mère) de la taïga. Le changement de régime remettra aussi en cause les diverses installations et les différents projets scientifiques de la région d’Akaban : les géologues sont renvoyés chez eux car il n’y a plus d’argent pour leurs salaires ou pour l’exploration minière ; les aéroports locaux sont fermés, les vols en hélicoptères sacrifiés ou possibles seulement à des prix prohibitifs, une réalité économique qui échappe totalement à Agafia. Elle ne comprend pas que ses voyages aux sources chaudes ne sont pas gratuits, elle ne sait pas ce qu’est l’argent car les Vieux –Croyants n’en ont jamais utilisé, « c’est défendu ». Même les essais des fusées Proton qui striaient le ciel de la taïga pendant les années fastes de la course soviéto-américaine à la conquête de l’espace se font plus rares…

Ce qui intrigue le lecteur ayant achevé la lecture de ces deux recueils fascinants, ce n’est pas seulement le mélange d’évidente innocence et de coquetterie inconsciente qui fait d’Agafia un personnage hors du commun. Car Agafia n’est pas un personnage. C’est une personne réelle, en chair et en os, une contemporaine à cheval sur le XXème et le XXIème siècle, même si elle vit comme au début du XIXème et parle et lit un russe remontant au XVIIème siècle. Agafia, c’est presque une pyramide « du haut de laquelle vingt siècles vous contemplent »… Agafia, c’est l’Histoire qui prend chair et sens.


Agafia a maintenant soixante-et-onze ans. Elle vit toujours dans son isba au fond de la taïga. Récemment encore, en 2013, une équipe de cinéastes a réalisé un documentaire àson sujet et celui d’Erofei, toujours pensionnaire de l’ermitage. Prendront-ils le relais de Vassili Peskov décédé depuis 2013 pour donner aux « gens du siècle » des nouvelles régulières des Ermites de la taïga ? 


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