Imaginez une famille qui
disparait des « radars » soviétiques en pleine période des purges
staliniennes dans les années 30 pour s’installer dans un coin inaccessible de
la taïga sibérienne et que des géologues re-découvrent en… 1978 ! Ce fut
pourtant le destin, au-delà des limites du possible, de la famille Lykov.
Dans l’imaginaire
occidental, la Russie, c’est cet immense espace blanc que traversent des
traîneaux romantiques, des clochers en forme de bulbe d’oignon en or qui
scintillent au loin dans la neige, l’air de Lara du Docteur Jivago, des
hommes rudes aux visages ornés de longues barbes, et au mieux des réminiscences
de Guerre et Paix, d’Anna Karenine ou de Crime et Châtiment.
Or, c’est justement l’étymologie du nom de famille de l’anti-héros qu’est
Raskolnikov (Crime et Châtiment) qui permet le décryptage de la saga de
la famille Lykov. Raskol veut dire
« schisme » et Raskolnik,
c’est le terme qui désigne les « Vieux-Croyants », ces Orthodoxes
considérés comme hérétiques.
En 1653 le tsar Alexei Romanov et le patriarche Nikon
entreprennent de « réformer » l’Eglise orthodoxe en retournant aux
textes grecs originaux dont les traductions depuis 988 –date de la conversion
de la Russie kiévienne au christianisme- avaient souffert d’incohérences et de
contresens… Ceux qui étaient attachés à la « vraie foi » se
rebellent ; Alexei et puis son fils, Pierre le Grand, mènent les
persécutions tambour battant et exécutent boyards et paysans. Exils forcés ou
exils volontaires, les Raskolniki fuient l’ «anté-Christ à visage humain», -surnom dont ils affublent Pierre
le Grand-, et s’installent en Sibérie. Parmi eux, la famille Lykov.
Pour mieux comprendre
les « Vieux-Croyants », leur mode de vie, leurs prises de position
radicales par rapport à l’administration tsariste, puis soviétique, un autre
groupe religieux vient à l’esprit, qui vit à deux heures de route de Washington
DC : les Amish. Tout comme eux, les « Vieux-Croyants » refusent
« le siècle » et les inventions qui facilitent la vie de l’homme
moderne ; ils refusent aussi les plaisirs et comme eux encore, se posent
en objecteur de conscience face à toute formalité administrative : recensement,
école, service militaire… la liste est longue et va même au-delà des positions
Amish.
Les Lykov ont ainsi erré
sur le territoire russe, s’avançant toujours un peu plus vers l’Est, la
Sibérie, à chaque vague de persécution, à chaque remous politique qui mettait
en danger leur survie et celle de leur foi. La stalinisation et l’entrée en
guerre de l’URSS dans le deuxième conflit mondial marquent leur retrait du
monde connu dont ils resteront isolés jusqu’en 1978.
Lorsque Vassili Peskov,
journaliste au Komsomolskaya Pravda,
rencontre les Lykov en 1982 pour ce
qu’il pensait être un article ou deux sur des excentriques perdus au fin fond
de la taïga, il ne sait pas encore que c’est une relation qui durera jusqu’à sa
mort (2013). Année après année et article après article, il deviendra leur
chantre, leur lien vital avec ce siècle qu’ils ont fui, qu’ils redécouvrent et
dont finalement, Agafia, celle qui survivra, qui vit toujours d’ailleurs, ne
peut plus se passer tout en le refusant encore.
Lire les deux ouvrages
de Vassili Peskov, Ermites dans la taïga, paru en France en 1992, et Des
nouvelles d’Agafia, paru en 2009, -qui fait suite au premier-, c’est
plonger dans un univers aux antipodes du quotidien occidental. Le premier
recueil d’articles, « Des ermites dans la taïga », couvre la
décennie 1982 – 1991. La famille Lykov redécouverte par des géologues en 1978
ne comprend plus que Karp Ossipovitch, le père, octogénaire, et sa
dernière-née, Agafia, 40 ans. La mère, Akoulina, est morte des effets de la famine que la famille
a connue en 1961 : elle a sacrifié sa maigre ration pour assurer la survie
de ses enfants. Les deux fils, Dimitri et Savvine, et leur sœur Natalia,
meurent alors qu’ils ont entre 40 et 50 ans dans les deux ans qui suivent leur
prise de contact avec le siècle, c’est-à-dire avec les géologues :
exposition à des microbes que ni leur système immunitaire ni leur héritage
génétique ne connaissaient, un peu comme les Indiens d’Amérique lors de
l’arrivée des Européens ? On ne le saura probablement jamais.
On serait tenté
d’établir des comparaisons entre la famille Lykov et d’autres héros de la littérature
comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe, ou le concept du bon sauvage de
Jean-Jacques Rousseau, ou Walden de Thoreau. On serait aussi tenté de
trouver un certain romantisme à la situation, d’y lire l’authenticité du retour
à la terre ou la revendication de la vie simple d’un pionnier des espaces
immenses comme celle de Little House in the Big Woods de Laura Ingalls
Wilder. C’est peut-être encore ce livre qui s’approche le plus des rugueuses
conditions de vie de la famille Lykov par l’isolement et les longs hivers.
Pourtant, la vie des Ingalls au XIXème siècle dans les bois du Wisconsin est
encore loin des rigueurs rudimentaires et de la précarité qu’ont connu ces
« ermites dans la taïga ».
Une izbouchka (isba minuscule) enfouie dans la terre, un sol tapissé de
couches de détritus, des murs et une unique fenêtre recouverts de la suie émise
depuis des décennies par le poêle central ; un régime alimentaire de
disette, réduit aux pommes de terre et aux pignons de pin…
Peu à peu, Karp Ossipovitch
et Agafia vont développer une relation amicale avec ces gens du siècle dont ils
se sont tant méfiés. Ainsi avec Erofei, un des foreurs, qui, victime de la
post-soviétisation des années 90 et ayant perdu une jambe, rejoindra Agafia
dans son « ermitage » ; avec l’auteur, Vassili Peskov, qui leur
rendra visite jusqu’en 2010 (il avait passé 80 ans) ; avec les lecteurs de
la Komsolmoskaya Pravda, qui envoient
au journal des lettres, des cadeaux pour ces ermites de la taïga (cela va du tissu
aux bougies, de récipients à du sel, poules, chèvres, etc…) ; avec des
parents retrouvés grâce aux articles, Vieux-Croyants eux aussi mais qui se sont
adaptés au siècle ; avec aussi quelques illuminés que la chute du
communisme va pousser à trouver refuge dans la nature, mais que la rudesse des
conditions de vie finira par briser… Car Akaban, la première ville, n’est
joignable que par hélicoptère, ou à ses risques et périls au terme d’une marche
peu sûre dans les bois de la taïga ou encore en suivant des rapides de force 6…
La rencontre avec les
géologues et la mort de Karp Ossipovitch –de vieillesse- vont en quelque sorte
libérer Agafia. Si elle demeure pieuse, attachée à la « vraie foi »,
lisant les livres en vieux slavon que sa famille a préservés depuis plus de
trois cents ans et refusant d’aller vivre une vie plus douce chez les parents
retrouvés, elle apparaît de plus en
plus, surtout dans le deuxième recueil qui lui est entièrement consacré, Des
nouvelles d’Agafia, comme une célébrité. Elle accepte des objets qu’elle
rejetait autrefois d’un jugement grave: « C’est défendu » ; elle demande même qu’on la prenne en
photo en posant avec sa chèvre, alors que quelques années plus tôt, l’auteur
n’avait pu prendre que quelques portraits à la sauvette. Elle accepte les
cadeaux des lecteurs et va émettre des requêtes spécifiques : un peu de
foin, une autre chèvre, des poules de telle race, un peu à la manière des
enfants qui écrivent une lettre au Père Noël… Elle va recourir à l’aide des
géologues et de tout homme vaillant pour construire une, puis une autre, puis une
troisième et une quatrième isba, déménageant d’un domaine à l’autre, d’un flanc
de montagne à un autre, mieux exposé, d’un bras de rivière à un autre, dans un
rayon de quelques centaines de mètres. Elle va jusqu’à utiliser les services
des hélicoptères qui lui amènent des visiteurs ou des curieux pour se rendre
régulièrement… en cure, dans des sources chaudes dont elle dit qu’elles font
des merveilles pour son dos… Agafia vit
la vie d’une vraie célébrité grimpant dans son hélicoptère privé pour se rendre
à son spa préféré…
La rupture entre les
deux recueils est marquée par la chute du communisme et l’effondrement d’un
système politico-économique. Des ermites dans la taïga, le premier
recueil, va de l’ère Brejnev (1978) à mai 1991, juste avant le coup du mois
d’août qui porta le coup de grâce au régime. Des nouvelles d’Agafia, reprend
en mai 1992 et se finit en 2008. Le lecteur pourrait croire que le démembrement
de l’URSS et le renversement du système économique n’ont eu aucune conséquence
sur quelques individus enfouis dans la taïga sibérienne. Et pourtant cela va
influencer la générosité des lecteurs de la Komsomolskaya
Pravda : certes, ils vont continuer à parrainer Agafia en lui envoyant
des cadeaux, mais alors que leurs
donations étaient héroïques au temps du communisme triomphant, -un régime dont
les magasins étaient connus pour leurs rayonnages vides-, celles de la Russie
capitaliste sont chiches. Les lecteurs ont perdu en pouvoir d’achat mais aussi
en rêve. Du temps du communisme, la famille Lykov représentait le cœur toujours
vivant de cette Mère Russie dont les Soviétiques ont toujours été
nostalgiques : celle d’un monde paysan auto-suffisant, gardien des valeurs
de la vraie Russie, martyr du communisme mais porteur d’espoir. L’existence de
la famille Lykov permettait au citoyen soviétique de croire en un monde
meilleur, de transcender l’athéisme politique obligatoire du credo du Parti
Communiste soviétique. L’avènement du
capitalisme en Russie va appauvrir une population déjà démunie, ceux-là mêmes
qui donnaient généreusement à la Matyushka (petite mère) de la taïga. Le
changement de régime remettra aussi en cause les diverses installations et les
différents projets scientifiques de la région d’Akaban : les géologues
sont renvoyés chez eux car il n’y a plus d’argent pour leurs salaires ou pour
l’exploration minière ; les aéroports locaux sont fermés, les vols en
hélicoptères sacrifiés ou possibles seulement à des prix prohibitifs, une
réalité économique qui échappe totalement à Agafia. Elle ne comprend pas que
ses voyages aux sources chaudes ne sont pas gratuits, elle ne sait pas ce
qu’est l’argent car les Vieux –Croyants n’en ont jamais utilisé, « c’est défendu ». Même les essais
des fusées Proton qui striaient le ciel de la taïga pendant les années fastes
de la course soviéto-américaine à la conquête de l’espace se font plus rares…

Agafia a maintenant
soixante-et-onze ans. Elle vit toujours dans son isba au fond de la taïga.
Récemment encore, en 2013, une équipe de cinéastes a réalisé un documentaire àson sujet et celui d’Erofei, toujours pensionnaire de l’ermitage. Prendront-ils
le relais de Vassili Peskov décédé depuis 2013 pour donner aux « gens du
siècle » des nouvelles régulières des Ermites de la taïga ?
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