Sunday, April 8, 2012

De la nouvelle génération d'auteurs haitiens: Guy Régis Jr.

Guy Régis Jr. est un jeune auteur haitien, né en 1974, Il est comédien, metteur en scène et dramaturge. Il écrit en français mais aussi en créole, et entreprend en ce moment la traduction en créole de La Recherche de Proust. J’ai lu cinq de ses œuvres pour un entretien qui aura lieu demain, lundi 9 avril 2012, à l’ambassade d’Haïti à Washington DC. On m’a pressentie pour en être le modérateur et Radio Optimum Haïti m’a interviewée le dimanche 1er avril sur ce sujet ainsi que sur l’entretien que j’ai modéré début mars avec l’auteur congolais Alain Mabanckou (qui fera l’objet d’un prochain post sur ce blog).

De toute la terre le grand effarement:

J’ai beaucoup aimé le symbolisme des étoiles que comptent les deux prostituées survivantes du grand effarement. Ces étoiles, ce sont toutes les victimes du tremblement de terre, et les compter, c’est un peu les nommer, donc les garder en mémoire. La dénonciation de l’aide internationale comme acquit de bonne conscience de l’Occident est bien faite ; celle des départs de ceux qui peuvent quitter cette terre éventrée, violée par le séisme, mériterait plus d’approfondissement, comme l’auteur le fait dans la postface, lorsqu’il cite Edouard Glissant : « Tout colonisé a tendance à retourner chez son colonisateur » car « les raisons sont multiples : la langue, les connivences culturelles… »

Le père : La distribution des personnages est ambiguë : La mère, le fils, le grand frère… Comme si le grand frère n’était pas aussi un fils de ce père mort, dont le cadavre est revenu de l’exil. Je me demande pourquoi l’auteur n’a pas appelé ses personnages : le fils cadet, le fils ainé… ou le jeune frère, le grand frère. Si cette pièce s’inscrit dans un triptyque à venir dont elle est la première partie, pourquoi ne donner voix qu’à trois personnages dans une famille de quatre ? Le fils, bien que plus jeune, est bien plus émouvant que « le grand frère »… Il est celui qui est comme mis de côté par une mère qui n’a d’yeux que pour l’aîné… Le lecteur a mal pour lui, mal de son manque d’amour maternel. Malgré la présence de deux hommes (le fils et le grand frère), la pièce, tout comme De toute la terre, le grand effarement, est un microcosme de matriarchat… La mère, la jeune tante et la vieille tante, comme en écho de « la plus jeune » et « la plus âgée ». Et pourtant, l’auteur dénonce les violences faites aux femmes dans toutes ses œuvres… Violence de l’adultère, violence du viol, violence domestique, politique, l’inceste (la jeune tante est amante du père, mari de sa sœur, mais aussi amante des deux frères)… La femme comme commodité politique, le viol et la violence domestique comme armes de guerre ou de guérilla. L’opposition de la tradition et de la nouveauté apporte un élément presque comique dans cette pièce tragique : le blagueur contre le conteur… Le passage de la Lexus au début de la pièce pourrait faire croire au spectateur qu’il assiste à une véritable satire de la société caribéenne, mais le ton de la pièce est beaucoup trop tragique pour que l’ironie y résiste.

L’inconvénient des pièces de théâtre par rapport aux romans ou aux poèmes, c’est la difficulté de la visualisation pour le lecteur. Dans un texte en prose comme le roman ou la nouvelle, ou dans un temps suspendu, ou un « picture shot » comme le sont certains poèmes, le lecteur peut s’aider du discours descriptif ou narratif pour comprendre l’action. Dans les pièces de théâtre, en l’absence de didascalies, le lecteur lit « à plat », et il lui manque cette 3ème dimension en relief pour comprendre la trame. Ainsi, on ne sait pas trop qui est la dame dont les personnages parlent dans la pièce : est-ce un ou plusieurs revenants ? Sont-ce des déités vaudous ? Pourquoi le fils dit que la dame l’appelle ? Sans « voir », le lecteur est dans un flou cognitif intellectuel gênant.

Moi, fardeau inhérent  (suivi de Incessants)

Structure intéressante, car l’auteur présente cette oeuvre comme une pièce de théâtre, il n’y a qu’une seule didascalie… Je l’ai lue comme s’il s’agissait d’un long poème et ne me suis rendue compte qu'il s'agissait d'une pièce qu'une fois ma lecture finie… L’écriture évoque la poésie, et la première partie fait même penser aux anciens télégrammes, grâce à l’inclusion calligraphique de /.

Il y a des phrases qui marquent dans cette pièce, et j’ai particulièrement aimé cette métaphore : « J’ai toujours face au césarisme du temps qui nous domine tous décliné tout affrontement »… Le césarisme du temps… Quelle recherche que cette image du temps tyrannique!… que l’on retrouve quelques pages plus loin :
« Le temps qui me ravage
Toujours le temps, infiniment »

Ou encore plus loin :
« C’est fini,
Le temps m’ayant tout enlevé, tout enlevé, tout pris »

Cette femme qui attend, tout comme "la plus jeune" et "la plus âgée" dans  Le grand effarement sont un peu comme les personnages de Beckett dans  En attendant Godot : l’absurde de Beckett prend ici la forme de l’absurdité des événements : séisme, violence politique, violence envers les femmes… que reste-t-il, que peut-on encore attendre ? La justice ? Tuer l’assassin de l’innocence, des innocents ? On ne peut même plus espérer que l’innocence de l’enfance sera respectée dans un pays où les hommes (les mâles) ne semblent prêts qu’à embusquer la femme-proie, « ce qui dans leurs yeux m’attendait toujours : l’ensauvagement de moi »… C’est un terme très fort, rarement utilisé, qui rappelle les En attendant les Barbares du Prix Nobel de Littérature, Jacobus Coetzee ; c’est un terme qui a des connotations d’esclavagisme… et que l’auteur utilise aussi sous une forme de participe passé adjectival, «Je n’avais pas d’âge que déjà ils me voulaient ensauvagée », accentuant ainsi la position d’objet des femmes (comme une voix passive, elles subissent l’action des hommes). La soumission des femmes par les hommes dans cette société à la dérive est le nouvel esclavage : « Corps qu’on violente, en temps de guerre ou en temps de paix » ou encore « Corps qu’on marchande involontaire, des millions de corps qu’on vend, qu’on viole, qu’on violente ».

Cette pièce dérange et il est à espérer qu’elle dérange surtout le lecteur mâle, le violeur, l’utilisateur de violence… Dénonciation graphique de l’assassinat de l’innocence :
« Mes yeux encore teintés d’innocence
Alors que, eux, ce qui les attisait, (…)
Me voir sous eux, (…)
Pétrir ma viande, mes muscles, (…)
Se loger dans le fin orifice,
Celui [] du haut de mes huit ans »
« Ceux qui attendent nos filles,
Qu’elles aient uniquement deux petites jambes et
une fleur à la boutonnière, et c’est tout. »

Dénonciation des abus sexuels en famille :
« A six ans déjà,
Moi, ce fut l’oncle.
L’oncle vénérable. »
Cette dénonciation de la violence faite aux enfants n’est pas sans rappeler Camus, dans Les Justes.
Mais la mère n’est pas exempte de culpabilité… Elle se sent coupable d’avoir presque obligé sa fille, son Idéline, à sortir dans la rue, quand celle-ci avait peur de sortir…

Une scène de viol particulièrement insoutenable vers la fin de la pièce est de nature à empêcher de dormir les âmes sensibles. On ne sort pas de la lecture de cette pièce comme on était quand on l’a commencée. Il faut quelques jours au lecteur pour digérer la violence du thème, du lexique, de la syntaxe de la phrase. Le lecteur est comme hypnotisé par la violence. Le lecteur vit la violence de la pièce et n’en sort pas intact.

Incessants :

Ce sont des micro fictions (voir Régis Jauffret), de très petites nouvelles, avec une avant-dernière plus longue, plus un récit qu’une nouvelle, mais qui s’inscrivent dans le thème de Moi, fardeau inhérent. Les titres des nouvelles sont de rares bouffées d’humour, qui se transforment en soupir de désespoir quand on en commence une lecture approfondie. Beaucoup de violence encore, et notamment celle d’un accouchement dont on ne sait s’il est avortement, ou s’il est accouchement en temps de guerre. Celle que j’ai préférée s’appelle Des milliers, des milliers et elle m’a rappelé un poème de Prévert, « Familiale » dans son alternance des deux personnages principaux (André et Armelle, et chez Prévert, le père, la mère et le fils). Elle est d’autant plus intéressante que c’est un des rares textes de Guy Régis Jr que j’ai lus dans lequel le personnage qui fait acte de cruauté n’est plus un homme, mais une femme, Armelle… alors qu’André est le personnage « humain », un docteur. Cependant, et là réside toute la force de l’écriture de Guy Régis, même un docteur peut se retrouver esclave d’une société prônant la violence…

Le trophée des capitaux :

Avec ce livre, Guy Régis extrapole sur des thèmes qui lui sont chers, dans une forme a priori plus classique, celle du roman, mais qu’il rénove fondamentalement. Chant polyphonique : elle, le narrateur et le dogue, ici et là Magda… Parfois aussi monologue, notamment dans les scènes de fantasme érotique, ou lorsque le dogue, à l’instar de Tombouctou de Paul Auster devient pour un court extrait le narrateur. Chant et marche, longue marche de ces deux adolescents dans un Haïti où la violence explose : incendies de Bel Air, foules délirantes de haine, massacres… Dénonciation de la dictature de Papa Doc, mais aussi des Lavalas d’Aristide, dictateurs savamment réunis sous l’appellation de « Principal », désespoir des pauvres, catastrophe sociologique (les enfants des rues massacrés, la prostitution comme seule sortie de la misère ?), catastrophe économique (magasins vides, bord de mer et port vide), catastrophe écologique (description des eaux usées, de la mer sale)… Et pourtant, même dans le désespoir le plus profond, le lecteur ose espérer que tel le phœnix qui renaît de ses cendres, la vie, l’amour, l’avenir sortiront de cet incendie… car le lecteur est repu de clichés littéraires et le feu est généralement symbole de purification, de destruction purificatrice, tabula rasa… Comme une incantation/ exhortation – comme dans un discours politique pour cette génération « fils, fille, de la réparation, fils, fille de la préparation, fils, fille de la reconstruction » reviennent dans le texte. Il joue aussi sur les clichés politiques, les promesses vaines « les lendemains qui chantent »… Des phrases en jets de pierre : trois, quatre mots, souvent elliptiques du verbe. Une écriture déstructurée, que j’appellerai même déconstruite, de manière à pouvoir reconstruire une nouvelle prose. Inversion des sujets. Ellipse du sujet. Ponctuation qui rappelle celle de James Joyce, celle des poètes en vers libre, qui casse la phrase classique en son milieu, à la manière d’une césure à l’hémistiche dans un alexandrin.
Les personnages, jeunes orphelins, « badauds de la Grand Place », sans domicile fixe mais tentant à tout prix d’obtenir « le trophée », ici le bac, qui leur semble leur seul espoir de sortie de la misère, marchent toute une nuit : unité de temps, unité de lieu, unité d’action, -critères mêmes de la tragédie classique-, marchent pour échapper à la violence, mais retombent dans cette violence partout : dans les rues, sur le bord de mer, et de nouveau sur la Grand Place, sous les statues de ces aïeux dont ils étudient l’histoire pour l’examen, pour finir massacrés, assassinés…

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