Thursday, July 14, 2016

La laideur du monde ce soir...


Comment aimer, comment vivre, comment trouver de la beauté après Nice ? 

Charlie Hebdo, on se dit qu’ils sont morts en martyrs de la liberté d’expression, qu’on ait lu ou non le journal, qu’on l’ait trouvé vulgaire ou non… Hyper Cacher, après Ozar Hatorah en 2012, on a  entendu dire  que c’était à cause de la politique extérieure d’Israël !... Comme si c’était une manière de justifier la mort d’innocents… Certains ne se sont pas sentis totalement concernés car après tout, c’était encore une attaque ciblée : des soldats musulmans qui servent la république laïque sont forcément des traitres (on  pense à ce qu’ont subi les Harkis, en Algérie, et comment ils ont été mal reçus en France pour qui ils avaient tout donné) , trois enfants Juifs et leur père…  Dans la république laïque, la mise en avant de la religion des victimes pour les démarquer des autres Français en 2012 ou en janvier 2015, ça a quand même des remugles de peste noire… On se dit que ceux qui s’expriment ainsi  ont oublié les crimes de l’Histoire au mieux et au pire, sont l’expression d’un racisme qui n’a jamais vraiment disparu… On sait aussi que la grande manifestation du 11 janvier 2015 n’aurait jamais eu lieu si seul l’Hypercacher avait été attaqué, voyons, soyons honnêtes… On défile parce qu’il y a des « people » qui sont morts martyrs… Ne nous voilons pas la face, ne nous cachons pas devant une unité nationale qui n’existe pas…

Novembre 2015 : Le Bataclan… La France fauchée dans sa chair, sa jeunesse, une génération… Le message est clair : tous, nous sommes tenus en joue. Bruxelles… c’est la peste qui se propage en Europe… puis aux Etats-Unis, San Bernardino, Orlando… La peste, celle-là même dont parlait Camus dans son roman…

 Madrid, les tours du World Trade Center, le Pentagone, ça semble loin dans le temps…

Baghdad, Beyrouth, Kabul, on y pense mais en même temps on se dit que ça fait partie de leur paysage, toutes ces guerres, on en oublie les origines et notre culpabilité.

La Tunisie, Grand Bassam, le Nigeria… Istambul… ça s’étend… On fait quoi ?

Mais qui pense encore à Beslan, une école, 400 enfants le jour de la rentrée ;  ou à Moscou, la prise d’otage du théâtre…

Et même l’Arabie Saoudite…. Celle qui finance l’expansion d’un Islam fanatique en Europe depuis la mort de Tito… Le serpent qu’elle a nourri qui se retourne  finalement contre la main qui le flatte… et les Etats-Unis qui ont soutenu Bin Laden et ses sbires pendant la fin de la guerre froide…

Ce soir, je n’ai plus envie de vivre. La petite lueur, l’ « anima » a du mal à se rallumer…


Tuesday, June 14, 2016

Une histoire

C'est l'histoire d'une femme qui n'avait jamais connu ou su vraiment ce que c'était qu'aimer jusqu'à ce qu'elle soit en pleine ménopause;

C'est l'histoire d'une femme qui s'est mariée deux fois: la première fois, parce que toutes ses amies se mariaient, avaient des bébés et elle se sentait coupable de ne pas suivre le même chemin, on lui faisait assez remarquer que ce n'était pas normal de ne pas avoir envie d'enfants et de préférer les chats, écrire, voyager ou lire; ce n'était même pas sa famille qui lui faisait des remarques, mais les amies de lycée qui avaient, comme elle, rejoint l'université, mais dans le but de se trouver un mari en même temps qu'elles recevaient leur DEUG ou leur licence; la deuxième fois, parce que l'immigration américaine ne reconnaissait pas les "concubines" et que l'homme avec lequel elle vivait et dont elle était enceinte semblait être décent, en tous cas plus que le premier... ce qui n'était pas difficile à faire;

C'est l'histoire d'une femme qui s'est donc mariée deux fois, mais pas par amour, même si elle a prétendu le contraire pour qu'on lui fiche la paix, qu'on cesse de lui dire qu'elle était trop intellectuelle, qu'elle se posait trop de questions, que la vie c'était plus simple que cela...

C'est l'histoire d'une femme qui s'est mariée deux fois, et chaque fois avec des étrangers, et qui n'a jamais eu de relation amoureuse/sexuelle ou émotionnelle réciproque avec un Français... pas un seul!

C'est l'histoire d'une femme qui ne s'aime pas, a honte de son corps, déteste devoir porter des lunettes depuis l'âge de 7 ans, qui préfèrerait être belle et conne, ne jamais se poser de questions, et ne jamais douter...

C'est l'histoire d'une femme qui a peur de son ombre, qui parle beaucoup et même parfois brillamment, le plus souvent de tout et de rien mais rarement d'elle-même ou alors juste pour amuser la galerie, des histoires de famille, pour faire pittoresque, parce que sa famille est pittoresque, mais qui tait ses peurs, ses désirs, ses coups de blues;

C'est l'histoire d'une femme qui n'a absolument pas confiance en elle, mais qui le cache bien, si bien qu'on la croit forte alors qu'elle ne l'est pas du tout;

C'est l'histoire d'une femme qui n'en peut plus de tout porter depuis presque 28 ans, les échecs des autres en plus des siens, ses enfants, le syndrome d'Asperger de l'un et les problèmes de poids de l'autre, leurs années de fumette et leurs ennuis avec la justice, le quotidien, sa mère dans le coma pendant trois ans, une soeur dans la drogue, son frère dans l'alcool, son premier mari dans la violence physique et l'alcool, le second dans la violence verbale, et même sa foi;

C'est l'histoire d'une femme que même sa foi ne soutient plus... qui ne peut plus prier ou n'importe comment;

C'est l'histoire d'une femme qui s'était résignée à une vie aussi fine qu'un trait de crayon à papier, sans couleur ni émotion autre que la tristesse, qui sait bien masquer son désarroi, qui sait faire rire même si elle n'a pas envie de rire, qui ravale ses larmes ou pleure quand elle sait être toute seule, qui a enfoui ses cris et refoule sa colère, qui est au bord du volcan, d'un côté la vie, de l'autre la mort;

C'est l'histoire d'une femme qui ne peut rien dire, parce qu'elle a pris trop de claques et qu'une de plus, ce serait l'ultime échec;

C'est l'histoire d'une femme qui aime enfin, qui sait finalement ce qu'aimer veut dire mais qui ne pourra pas le dire, l'avouer, à la personne aimée, parce qu'elle a trop peur de perdre le peu qu'elle a, ce peu qui l'a ressuscitée et que perdre ce peu, c'est au mieux la folie, au pire... elle connait déjà la force des raptus car ils la tentent quotidiennement ou presque;

C'est l'histoire d'une femme qui ne veut forcer personne à l'aimer, qui ne peut même pas envisager qu'on puisse l'aimer;

C'est l'histoire d'une femme qui sait qu'elle a trouvé son âme soeur mais qui ne le lui dira pas, pour ne pas perdre ce qui existe, parce que plutôt aimer en silence et rester en contact, que parler et tout perdre;

C'est l'histoire d'une femme qui irait décrocher la lune, qui irait au bout du monde, mais qui sait que ce n'est pas possible, que c'est un rêve, que rêver au moins cela n'est pas dangereux, c'est comme l'espoir, ca fait vivre...

C'est l'histoire d'une femme emplie de gratitude et de reconnaissance pour les moments vécus et partagés ces trois dernières années, des moments qui seront toujours pour elle des instants d’éternité, flamme ranimée, inspiration revenue, même si encore fragiles; et qui a trop peur qu'un mot, une phrase, puissent y mettre.... FIN.

Sunday, February 7, 2016

Petit-Fils d'Algerie, une BD de Joel Alessandra

Parler de l’Algérie n’est pas une chose aisée. Le « Je vous ai compris » du Général de Gaulle résonne encore dans la mémoire de ceux qui ont tout quitté en 1962 lorsqu’ils ont laissé pays, ville, quartier, amis… La nostalgie de la vie en Algérie s’est perpétuée bien au-delà  de la génération qui fut directement touchée par l’Indépendance du plus grand département français. Car on oublie souvent que les « Pieds-Noirs » n’étaient pas tous des « Français d’origine » (ou de souche). 
Joël Alessandra nous le rappelle sur les 120 pages de son magnifique album, Petit-fils d’Algérie

Troisième génération de descendants de « Pieds-Noirs », Alessandra part à la recherche de ses racines « algériennes ». Son grand-père, un Italien de Sicile, fuyant la pauvreté, s’installe en Algérie. Ils sont nombreux, ces Européens du Sud, Espagnols (on pense à la mère de Camus) ou Italiens, venus chercher fortune en Algérie française, un Eldorado, une Terre Promise moins lointaine que l’Amérique, souvent proches des Arabes, vivant en bonne entente et jusqu’à partager maison, nourrice, espoirs et craintes. C'est cela qui importe le plus dans cette BD: le monde n'est ni noir, ni blanc, il est en nuances. Les Pieds-Noirn’étaient pas tous  racistes et tous les Arabes ne détestaient pas les « colons ». 


La BD de Joël Alessandra, en aquarelles dont les tons changent selon le pays, l’humeur ou le discours rapporté (avec des pages en N&B proches du sépia quand la narration remonte le temps), alternant doubles pages et planches traditionnelles, bulles et commentaires en voix off, inclusion de documents authentiques et sketchs pris sur le vif, est un petit bijou visuel et littéraire. L’émotion est présente du début à la fin de cet album, un sentiment qui dépasse la nostalgie ou la recherche d’un temps perdu que l’on n’a connu que par ouï-dire, et qui laisse espérer que la parole taboue se lèvera enfin sur cette sombre période de l’Histoire de deux grandes nations : la France et l’Algérie.

Editeur: Casterman

Friday, October 23, 2015

Juliette Binoche est Antigone au Kennedy Center





 Photo by Jan Versweyveld

Antigone interprétée par Juliette Binoche, c’est en soi tout un programme. En effet, Antigone, dans la tragédie grecque, est une adolescente. Juliette Binoche réussit la gageure de faire croire au spectateur qu’elle est vraiment cette adolescente rebelle, qui vient de perdre ses frères, qui est orpheline et dont la lourde hérédité (après tout, elle est à la fois la fille et la sœur d’Œdipe) est intrinsèquement une malédiction familiale.

La nouvelle mise en scène au Kennedy Center, dirigée par le metteur en scène Belge Ivo van Hove dans une traduction  anglaise récente par Anne Carson, elle-même une poétesse reconnue et primée, n’a pas eu l’air de convaincre le public, -conservateur il faut bien l’avouer-, de Washington DC, lors de la première, jeudi 22 octobre. Les applaudissements furent épars et il n’y eut pas de rappel. Quelle déception  pour les acteurs, pour le metteur en scène et aussi pour le Kennedy Center ! Le « Center for the Perfoming Arts » essaie laborieusement et avec foi de séduire le public washingtonien en lui présentant des pièces authentiquement contemporaines et ancrées dans la réalité, depuis l’arrivée de Deborah Rutter en 2014 (qui a succédé à Michael Kaiser). Déjà, en septembre dernier, les quarante-cinq dernières minutes –silencieuses- du puissant monologue de Wajdi Mouawad,  « Seuls », avaient quelque peu  décoiffé le public peu habitué à des performances de « body art » ou à un déferlement de souffrance intérieure  ainsi picturalement manifesté. 

Antigone  s’inscrit dans cette volonté d’ouverture et de reconnaissance de la création contemporaine : des costumes résolument réels grâce auxquels le spectateur même réticent peut comprendre que la tragédie de Sophocle transcende temps et lieu, jusqu’au costume d’homme d’affaires de Créon qui n’est pas sans rappeler que le corporatisme est une forme de fascisme… un pied de nez involontaire du metteur en scène qui ignore probablement les arcanes de la politique washingtonienne ; une utilisation géniale de vidéos en arrière-plan, pour représenter la foule thébaine, métaphore de cette majorité silencieuse traditionnelle qui murmure contre Créon comme elle murmure peureusement contre les tyrans, ou pour illustrer le désert physique et moral dans lequel Créon se retrouve finalement ; une musique faite d’élancements de vents, de gémissements sourds et de chansons country rappelant certains films des années 80 et 90 – on pense à Paris, Texas ou à Bagdad Café- ; un soleil meurtrier comme celui de L’étranger de Camus mis en évidence de manière magistrale par la roue-temps et par les jeux de lumière… toute la mise en scène tend à prouver qu’ Antigone, tragédie antique, est encore d’actualité.

Il y a cependant des faiblesses et la première, la plus dérangeante aussi, concerne l’utilisation des micros par les acteurs. Certes, ces amplificateurs de voix sont bien cachés, mais l’écho quasi-permanent noie certaines paroles, y compris lorsque les acteurs crient. Ils sont parfois inaudibles et on pense avec nostalgie à l’amphithéâtre d’Epidaure…  Juliette Binoche a bougé son micro sans le vouloir probablement ; pendant 30 secondes on ne l’a plus entendue… L’avant-scène avec le sofa et les meubles de bureau n’est pas très avenante. On a comme l’impression que le respect de l’unité de lieu a eu du mal à se moderniser : cet intérieur qui n’en est pas un semble touffu par rapport au reste de l’espace scénique qui sert d’extérieur, de place publique – d’agora-, de grand chemin… Le chœur, quant à lui, est trop dispersé et le spectateur non initié ne sait pas trop qui parle… Que le prophète aveugle ne soit pas aveugle n’est pas une entorse qu’on reprochera au metteur en scène, mais le chœur aurait mérité une identité plus marquée.

Le jeu des acteurs, quant à lui, est remarquable. Eurydice fait penser à une Tilda Swinton vieillie mais toujours majestueuse dans sa sobriété vestimentaire : très beau choix ici de matières nobles comme le cachemire et le tweed, et sans sa parcimonie gestuelle… Un moment de tendresse qui ne se concrétise pas lorsqu’Eurydice approche sa main de celle de Créon est empreint d’une émotion proche de la douleur. Créon, quant à lui, avec son crâne rasé, a tout du skin-head patriarcal et fascisant ; Anne Carson a pris quelques libertés d’humour presque britannique dans sa traduction du texte de Sophocle et cela donne une relative légèreté aux paroles graves de Créon, soulevant quelques rires au détriment de la tragédie et de ses thèmes. Autant l’on  comprend que la traduction permette au Garde d’évacuer sa peur par des répliques qui relèvent presque d’un épisode de Seinfeld, autant  la misogynie de Créon – une misogynie du contexte grec antique-, glaciale et même morbide, méritait un traitement moins léger.

La pièce est réellement portée par Créon et Antigone, c’est-à-dire par Patrick O’Kane et Juliette Binoche, un duo que l’on a envie de voir jouer ensemble dans une autre œuvre théâtrale.

23 octobre 2015.

Tuesday, March 18, 2014

Avoir des souvenirs d’une guerre que l’on n’a pas vécue, cela n’arrive pas souvent. Pourtant, grâce  aux ou à cause des médias, on peut maintenant vivre, de manière virtuelle, ce qui se passe à Homs ou à Benghazi.  C’était déjà le cas, mais de manière moins omniprésente, dans les années 70 et les années 80, quand a éclaté la guerre du Liban. Je ne sais pas ce qui en est de vous, mais moi j’ai des souvenirs vivides des attentats de 1983 contre les forces armées américaines et françaises,  souvenirs qui m’auront d’autant plus marquée qu’en 2009 j’ai fait connaissance d’un des rares survivants, dont j’avais vu la photo à l’époque en couverture du Time Magazine. 

J’ai aussi un beau-frère libanais et des sœurs en partie libanaises (nous avons le même père), donc lire le livre de Sorj Chalandon m’a de suite interpellée.  Par ailleurs, ce livre a obtenu le Prix Goncourt des Lycéens 2013, ce qui prouve, une fois de plus, que les lycéens ont souvent meilleur goût que le Prix Goncourt traditionnel.

Jusqu’à la page 103, le livre est un peu longuet. (Sauf le chapitre 1) : ces jeunes qui contestent pour contester sans vraiment savoir ce qu’ils veulent ni pourquoi ils contestent, c’est déprimant et dépassé et cela sonne faux.  Ça fait un peu effet de  séries TV dont on dit qu’elles ont « vieilli » ce qui est un euphémisme pour ne pas dire qu’elles ne marqueront que leur époque et n’auront jamais une dimension universelle. Bref, Le 4ème mur ne sera jamais un grand classique, même s’il pourrait y prétendre.   Ecrire sur la guerre semble être une mode depuis quelques années : Les bienveillantes,  L’Art de la guerre, et j’en passe, mais peu sauront la rendre aussi glorieuse et misérable à la fois qu’a su le faire Tolstoï dans Guerre et Paix. Pour sa défense quand même, l’insertion d’extraits de pièces de théâtre : Ubu, Antigone, Tchekhov, permet de donner le ton car le livre est aussi une mise en scène dans une mise en scène, une sorte de méta-texte du théâtre et de la guerre, donc du théâtre de la guerre.

On s’attache assez rapidement au personnage de Sam (Samuel), ce Grec Juif, rare survivant de Salonique, qui est le lien entre l’Occident (Paris, la France, les milieux estudiantins de gauche) et l’Orient (Beyrouth, le Liban, les communautés religieuses), ce Sioniste pro-Palestinien, qui tente, jusqu’à en mourir, -son corps somatisant les souffrances des uns comme des autres-, de créer la paix là où il n’y a que la haine, de transcender la haine en faisant jouer, sur la ligne verte qui sépare Beyrouth en deux, Antigone d’ Anouilh. Sa maladie l’empêche de poursuivre ce rêve et il va donner  à Georges comme mission de porter à bien l’entreprise, périlleuse s’il en est, de rencontrer les acteurs de cette Antigone de la guerre du Liban. Chaque acteur est un représentant d’une des nombreuses  communautés religieuses du Liban.  Une gageure s’il en était une et ici, la fiction l’emporte sur la réalité de la guerre.

On s’attache aussi et encore plus aux acteurs : à Charbel qui dit « je suis maronite, pas phalangiste » ;  à Imane, la jeune Palestinienne sunnite qui est l’Antigone de Beyrouth ; à Marwan, le Druze, déchiré entre Islam et Chrétienté et à ce titre, haï des uns comme des autres, mais pas des Druzes de Tsahal ; et on a presqu’envie de s’attacher à Joseph Boutros, le sniper qui récite Hugo, Demain dès l’aube, quand  la nuit, embusqué, il tire à vue sur toutes les personnes qui passent…. Mais les événements font que la guerre est la guerre et que ceux qui la pratiquent, ayant laissé l’irrationalité prendre le dessus, perdent toute humanité, il est impossible de leur pardonner comme c’est le cas pour Charbel qui livrera son frère. La guerre du Liban décrite dans Le 4ème mur, c’est la mise en relief d’un autre livre, écrit par un Libanais maintenant Immortel, Les identités meurtrières, du grand Amin Maalouf. Les événements de Syrie et maintenant d’Ukraine nous prouvent à quel point l’histoire et les haines historiques n’en finissent pas de se répéter.

Seuls Samuel et le docteur Cohen qui le soigne ont compris que la mort d’un enfant n’autorise pas la mort d’un autre enfant en un éternel recommencement de la loi du Talion. Ce sont les vrais Justes de Camus, tout comme l’Antigone d’Anouilh a elle aussi une dimension camusienne dans sa volonté de justice. Cette soif de justice qui anime Samuel est perdue pour le monde qui s’entredéchire comme les événements de Sabra et Chatila l’ont montré dans la réalité et dans le livre de Sorj Chalandon. 

Le narrateur, Georges, celui qui « fera le Juif » comme lui avait dit Samuel mourant, et celui à qui Marwan le druze demande en le rencontrant : « Georges ? Comme Georges Al-Hakim Habache, le terroriste palestinien ? » (dont on aurait apprécié que l’auteur indique qu’il était chrétien), n’est pas Georges combattant l’hydre de la guerre ou sa métaphore, le dragon. Il sera porteur de parole, celle de Samuel, instrument de la volonté du mourant, mais instrument qui n’arrivera pas à ses fins. Georges laisse des plumes dans l’aventure : sa famille (sa femme Aurore, sa fille Louise) et sa santé mentale. Le dernier chapitre du livre marque une boucle avec le premier, en un clin d’œil littéraire à L’Attentat de Yasmina Khadra. Ce chapitre est d’une intensité qui sublime le roman, transcende Antigone et laisse le lecteur souffle coupé. Je n’en dirai pas plus.



© Sarah Diligenti,  Exercices de Plume Février 2014

Sunday, January 12, 2014

Des Ermites dans la taiga & Des nouvelles d'Agafia, deux recueils d'articles de Vassili Peskov




Imaginez une famille qui disparait des « radars » soviétiques en pleine période des purges staliniennes dans les années 30 pour s’installer dans un coin inaccessible de la taïga sibérienne et que des géologues re-découvrent en… 1978 ! Ce fut pourtant le destin, au-delà des limites du possible, de la famille Lykov.

Dans l’imaginaire occidental, la Russie, c’est cet immense espace blanc que traversent des traîneaux romantiques, des clochers en forme de bulbe d’oignon en or qui scintillent au loin dans la neige, l’air de Lara du Docteur Jivago, des hommes rudes aux visages ornés de longues barbes, et au mieux des réminiscences de Guerre et Paix, d’Anna Karenine ou de Crime et Châtiment. Or, c’est justement l’étymologie du nom de famille de l’anti-héros qu’est Raskolnikov (Crime et Châtiment) qui permet le décryptage de la saga de la famille Lykov. Raskol veut dire « schisme » et Raskolnik, c’est le terme qui désigne les « Vieux-Croyants », ces Orthodoxes considérés comme hérétiques.

En 1653 le tsar Alexei Romanov et le patriarche Nikon entreprennent de « réformer » l’Eglise orthodoxe en retournant aux textes grecs originaux dont les traductions depuis 988 –date de la conversion de la Russie kiévienne au christianisme- avaient souffert d’incohérences et de contresens… Ceux qui étaient attachés à la « vraie foi » se rebellent ; Alexei et puis son fils, Pierre le Grand, mènent les persécutions tambour battant et exécutent boyards et paysans. Exils forcés ou exils volontaires, les Raskolniki fuient l’ «anté-Christ à visage humain», -surnom dont ils affublent Pierre le Grand-, et s’installent en Sibérie. Parmi eux, la famille Lykov.

Pour mieux comprendre les « Vieux-Croyants », leur mode de vie, leurs prises de position radicales par rapport à l’administration tsariste, puis soviétique, un autre groupe religieux vient à l’esprit, qui vit à deux heures de route de Washington DC : les Amish. Tout comme eux, les « Vieux-Croyants » refusent « le siècle » et les inventions qui facilitent la vie de l’homme moderne ; ils refusent aussi les plaisirs et comme eux encore, se posent en objecteur de conscience face à toute formalité administrative : recensement, école, service militaire… la liste est longue et va même au-delà des positions Amish.

Les Lykov ont ainsi erré sur le territoire russe, s’avançant toujours un peu plus vers l’Est, la Sibérie, à chaque vague de persécution, à chaque remous politique qui mettait en danger leur survie et celle de leur foi. La stalinisation et l’entrée en guerre de l’URSS dans le deuxième conflit mondial marquent leur retrait du monde connu dont ils resteront isolés jusqu’en 1978.

Lorsque Vassili Peskov, journaliste au Komsomolskaya Pravda, rencontre les Lykov  en 1982 pour ce qu’il pensait être un article ou deux sur des excentriques perdus au fin fond de la taïga, il ne sait pas encore que c’est une relation qui durera jusqu’à sa mort (2013). Année après année et article après article, il deviendra leur chantre, leur lien vital avec ce siècle qu’ils ont fui, qu’ils redécouvrent et dont finalement, Agafia, celle qui survivra, qui vit toujours d’ailleurs, ne peut plus se passer tout en le refusant encore. 

Lire les deux ouvrages de Vassili Peskov, Ermites dans la taïga, paru en France en 1992, et Des nouvelles d’Agafia, paru en 2009, -qui fait suite au premier-, c’est plonger dans un univers aux antipodes du quotidien occidental. Le premier recueil d’articles, « Des ermites dans la taïga », couvre la décennie 1982 – 1991. La famille Lykov redécouverte par des géologues en 1978 ne comprend plus que Karp Ossipovitch, le père, octogénaire, et sa dernière-née, Agafia, 40 ans. La mère, Akoulina, est  morte des effets de la famine que la famille a connue en 1961 : elle a sacrifié sa maigre ration pour assurer la survie de ses enfants. Les deux fils, Dimitri et Savvine, et leur sœur Natalia, meurent alors qu’ils ont entre 40 et 50 ans dans les deux ans qui suivent leur prise de contact avec le siècle, c’est-à-dire avec les géologues : exposition à des microbes que ni leur système immunitaire ni leur héritage génétique ne connaissaient, un peu comme les Indiens d’Amérique lors de l’arrivée des Européens ? On ne le saura probablement jamais.

On serait tenté d’établir des comparaisons entre la famille Lykov et d’autres héros de la littérature comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe, ou le concept du bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, ou Walden de Thoreau. On serait aussi tenté de trouver un certain romantisme à la situation, d’y lire l’authenticité du retour à la terre ou la revendication de la vie simple d’un pionnier des espaces immenses comme celle de Little House in the Big Woods de Laura Ingalls Wilder. C’est peut-être encore ce livre qui s’approche le plus des rugueuses conditions de vie de la famille Lykov par l’isolement et les longs hivers. Pourtant, la vie des Ingalls au XIXème siècle dans les bois du Wisconsin est encore loin des rigueurs rudimentaires et de la précarité qu’ont connu ces « ermites dans la taïga ».   Une izbouchka (isba minuscule) enfouie dans la terre, un sol tapissé de couches de détritus, des murs et une unique fenêtre recouverts de la suie émise depuis des décennies par le poêle central ; un régime alimentaire de disette, réduit aux pommes de terre et aux pignons de pin…

Peu à peu, Karp Ossipovitch et Agafia vont développer une relation amicale avec ces gens du siècle dont ils se sont tant méfiés. Ainsi avec Erofei, un des foreurs, qui, victime de la post-soviétisation des années 90 et ayant perdu une jambe, rejoindra Agafia dans son « ermitage » ; avec l’auteur, Vassili Peskov, qui leur rendra visite jusqu’en 2010 (il avait passé 80 ans) ; avec les lecteurs de la Komsolmoskaya Pravda, qui envoient au journal des lettres, des cadeaux pour ces ermites de la taïga (cela va du tissu aux bougies, de récipients à du sel, poules, chèvres, etc…) ; avec des parents retrouvés grâce aux articles, Vieux-Croyants eux aussi mais qui se sont adaptés au siècle ; avec aussi quelques illuminés que la chute du communisme va pousser à trouver refuge dans la nature, mais que la rudesse des conditions de vie finira par briser… Car Akaban, la première ville, n’est joignable que par hélicoptère, ou à ses risques et périls au terme d’une marche peu sûre dans les bois de la taïga ou encore en suivant des rapides de force 6…

La rencontre avec les géologues et la mort de Karp Ossipovitch –de vieillesse- vont en quelque sorte libérer Agafia. Si elle demeure pieuse, attachée à la « vraie foi », lisant les livres en vieux slavon que sa famille a préservés depuis plus de trois cents ans et refusant d’aller vivre une vie plus douce chez les parents retrouvés,  elle apparaît de plus en plus, surtout dans le deuxième recueil qui lui est entièrement consacré, Des nouvelles d’Agafia, comme une célébrité. Elle accepte des objets qu’elle rejetait autrefois d’un jugement grave: « C’est défendu » ; elle demande même qu’on la prenne en photo en posant avec sa chèvre, alors que quelques années plus tôt, l’auteur n’avait pu prendre que quelques portraits à la sauvette. Elle accepte les cadeaux des lecteurs et va émettre des requêtes spécifiques : un peu de foin, une autre chèvre, des poules de telle race, un peu à la manière des enfants qui écrivent une lettre au Père Noël… Elle va recourir à l’aide des géologues et de tout homme vaillant pour construire une, puis une autre, puis une troisième et une quatrième isba, déménageant d’un domaine à l’autre, d’un flanc de montagne à un autre, mieux exposé, d’un bras de rivière à un autre, dans un rayon de quelques centaines de mètres. Elle va jusqu’à utiliser les services des hélicoptères qui lui amènent des visiteurs ou des curieux pour se rendre régulièrement… en cure, dans des sources chaudes dont elle dit qu’elles font des merveilles pour son dos…  Agafia vit la vie d’une vraie célébrité grimpant dans son hélicoptère privé pour se rendre à son spa préféré…

La rupture entre les deux recueils est marquée par la chute du communisme et l’effondrement d’un système politico-économique. Des ermites dans la taïga, le premier recueil, va de l’ère Brejnev (1978) à mai 1991, juste avant le coup du mois d’août qui porta le coup de grâce au régime. Des nouvelles d’Agafia, reprend en mai 1992 et se finit en 2008. Le lecteur pourrait croire que le démembrement de l’URSS et le renversement du système économique n’ont eu aucune conséquence sur quelques individus enfouis dans la taïga sibérienne. Et pourtant cela va influencer la générosité des lecteurs de la Komsomolskaya Pravda : certes, ils vont continuer à parrainer Agafia en lui envoyant des cadeaux,  mais alors que leurs donations étaient héroïques au temps du communisme triomphant, -un régime dont les magasins étaient connus pour leurs rayonnages vides-, celles de la Russie capitaliste sont chiches. Les lecteurs ont perdu en pouvoir d’achat mais aussi en rêve. Du temps du communisme, la famille Lykov représentait le cœur toujours vivant de cette Mère Russie dont les Soviétiques ont toujours été nostalgiques : celle d’un monde paysan auto-suffisant, gardien des valeurs de la vraie Russie, martyr du communisme mais porteur d’espoir. L’existence de la famille Lykov permettait au citoyen soviétique de croire en un monde meilleur, de transcender l’athéisme politique obligatoire du credo du Parti Communiste soviétique. L’avènement du capitalisme en Russie va appauvrir une population déjà démunie, ceux-là mêmes qui donnaient généreusement à la Matyushka (petite mère) de la taïga. Le changement de régime remettra aussi en cause les diverses installations et les différents projets scientifiques de la région d’Akaban : les géologues sont renvoyés chez eux car il n’y a plus d’argent pour leurs salaires ou pour l’exploration minière ; les aéroports locaux sont fermés, les vols en hélicoptères sacrifiés ou possibles seulement à des prix prohibitifs, une réalité économique qui échappe totalement à Agafia. Elle ne comprend pas que ses voyages aux sources chaudes ne sont pas gratuits, elle ne sait pas ce qu’est l’argent car les Vieux –Croyants n’en ont jamais utilisé, « c’est défendu ». Même les essais des fusées Proton qui striaient le ciel de la taïga pendant les années fastes de la course soviéto-américaine à la conquête de l’espace se font plus rares…

Ce qui intrigue le lecteur ayant achevé la lecture de ces deux recueils fascinants, ce n’est pas seulement le mélange d’évidente innocence et de coquetterie inconsciente qui fait d’Agafia un personnage hors du commun. Car Agafia n’est pas un personnage. C’est une personne réelle, en chair et en os, une contemporaine à cheval sur le XXème et le XXIème siècle, même si elle vit comme au début du XIXème et parle et lit un russe remontant au XVIIème siècle. Agafia, c’est presque une pyramide « du haut de laquelle vingt siècles vous contemplent »… Agafia, c’est l’Histoire qui prend chair et sens.


Agafia a maintenant soixante-et-onze ans. Elle vit toujours dans son isba au fond de la taïga. Récemment encore, en 2013, une équipe de cinéastes a réalisé un documentaire àson sujet et celui d’Erofei, toujours pensionnaire de l’ermitage. Prendront-ils le relais de Vassili Peskov décédé depuis 2013 pour donner aux « gens du siècle » des nouvelles régulières des Ermites de la taïga ? 


Wednesday, April 17, 2013

Les trottoirs


Ca colle et ça pue ! Entre les taches blanches ou noires faites par des chewing-gums fossilisés mais qui exhibent encore assez de vigueur pour s'attacher aux semelles de vos mocassins, les mégots de cigarettes -certains encore allumés-, les crachats bien mousseux, blancs ou verts selon l’état des poumons du cracheur, les innombrables crottes de chiens qui ponctuent votre trajet, que dis-je ? Votre course d’obstacles !, si vous arrivez à destination sans anicroche ni tâche, vous êtes un miraculé ou un saint !

« Faire le trottoir » a aussi changé de signification : Parfois il faut marcher en hiéroglyphe égyptien quand les tables des cafetiers débordent et vous poussent sur la chaussée, au risque de vous faire écraser par un bus… Parfois aussi il faut se frayer un chemin au travers du nuage opaque de tabac des fumeurs relégués à la terrasse du troquet, qu’il pleuve, neige ou vente… D’autres fois, il faut partir de chez soi 30 minutes en avance… Partir juste à l’heure, c’est arriver en retard, tellement les trottoirs sont aussi encombrés que les rues… 

Ville piétonne, certes, mais ville piétonne du Sud avant tout ! On avance nonchalamment et élégamment, un peu comme le courtisan de Joachim du Bellay dans Marcher d’un grave pas : on croise une tête connue, on s’arrête pour un brin de causette, on crée un embouteillage… de trottoir… 

Le temps défile pour le passant pressé et s’immobilise pour le flâneur.

© Sarah Diligenti Avril 2013, Retour de France