Sunday, March 24, 2013






Washington et Lafayette at Valley Forge, by John Ward Dunsmore
Il y a quarante-deux villes portant le nom de Lafayette aux Etats-Unis et pléthore de rues, places, squares, écoles l’arborant en France et qui sait combien aux Etats-Unis ? Sans oublier les très célèbres Galeries portant son nom à Paris. J’ai même trouvé un coq « Gallus Lafayette » trouvé exclusivement au Sri Lanka : pour quelles raisons a-t-il été ainsi nommé après le Général ? Je l’ignore ! Il y a même un Lafayette Drug Rehab Center à Lafayette Indiana, une Bank of Lafayette, Lafayette Inn and Brewery…Une Lafayette Sauce aussi…

De même j’ai pu ainsi découvrir qu’il y avait peu de familles Lafayette aux Etats-Unis en 1820, mais que ce même nom de famille s’est ensuite répandu entre 1880 et 1940, comme une traînée de poudre…Il se peut que beaucoup de descendants d’esclaves et même de nouveaux immigrants arrivés avec les vagues d’immigration de la fin du XIXème et du début du XXème ont adopté, lors de leur naturalisation, ce nom de famille, en raison même des connotations positives, héroïques et historiques qu’il semble porter dans l’inconscient collectif américain. De la même façon, Lafayette, comme prénom cette fois, a connu un grand succès entre 1900 et 1940, mais ne semble plus avoir été donné depuis. Ethniquement, ce sont les Noirs américains qui l’ont le plus utilisé comme prénom…Le fondateur de l’Eglise de scientologie lui-même s’appelait Lafayette Ron Hubbard…

Alors Lafayette n’existe-t-il dans nos mémoires que parce que l’on entend son nom souvent aux Etats-Unis, ou parce que l’on en parle, ici d’ailleurs plus souvent qu’en France ? Ce faisant, on pense à Sartre qui écrit dans Huis-Clos que nous n’existons que tant que les autres pensent ou parlent de nous…

Gilbert du Motier, Marquis de Lafayette,
Portrait de Cour en Lieutenant General,
1791
par Joseph Desire
Royaliste pour les Révolutionnaires et révolutionnaire pour les Royalistes, Lafayette est en réalité le symbole de la noblesse « éclairée » dont il est d’ailleurs l’élément « éclairant », du courant « libéral » au sens de « liberté ». Sa vie est marquée par sa foncière honnêteté : des hommes de la Révolution Française, il est le seul dont la carrière n’a rien de honteux à se reprocher, ce qui le rend vite suspect aux deux camps qui s’affrontent.  Son idéalisme novateur annonce déjà le romantisme politique du XIXème. Il a pris part aux quatre plus grands événements politico historiques de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle : la Révolution Américaine, la Révolution Française, la chute de Napoléon et la Révolution de 1830. Il est à l’origine de la cocarde tricolore. Il aurait pu tomber dans le libertinage déviant de beaucoup de ses contemporains : en effet, héritier à 14 ans d’une des plus grandes fortunes de France, il ne l’a pas dilapidée au jeu ; jeune marié à 15 ans, il est demeuré fidèle à son épouse comme il le sera à la cause de la liberté, refusant même charge de cour à Versailles, tant convoitée par d’autres bien moins nés que lui et plus calculateurs, devenant ainsi aux yeux de La  Cour l’image du « mauvais courtisan ». Il préfère, à l’hypocrisie des perruques et des boudoirs dorés, la carrière militaire. Chrétien respectueux, il n’en est pas moins proche de l’Eglise réformée et deviendra Franc-Maçon au contact des hommes de la Révolution Américaine, pour laquelle il prend fait et cause rapidement. Il utilise son propre argent pour affréter navire et soldats, se mettant au service de la cause américaine et au-delà, de la poursuite de la liberté. Washington le traite comme le fils qu’il n’a jamais eu et en retour Lafayette nommera son propre fils George Washington. Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, les clés de la Bastille ont aussi été offertes par Lafayette à Washington et se trouvent maintenant à Mount Vernon. L’affection entre les deux hommes aurait pu être l’objet d’une analyse psychanalytique : au-delà de l’impact historique de la rencontre entre le Père de la nation américaine et le jeune Français, on peut lire l’aboutissement d’une recherche inconsciente de ce que Lacan appelle « l’Image du Père » dans cette relation filiale qui lie Lafayette, orphelin très jeune, à Washington, lui-même dans ce cas. Quant à Washington, patriarche fondateur sans dynastie personnelle, il fait, en envoyant le jeune général de 20 ans affronter l’ennemi anglais (la mère reniée), un peu office d’Abraham sacrifiant un Isaac si longtemps désiré et eu sur le tard. L’Amérique nouvelle qu’aime Lafayette, il la désire parée de toutes les vertus, telle qu’il la décrit dans une lettre à son épouse Adrienne en 1777 : « Le bonheur de l’Amérique est intimement lié au bonheur de toute l’humanité ; elle va devenir le respectable et sûr asile de la vertu, de l’honnêteté, de la tolérance, de l’égalité et d’une tranquille liberté ». Lafayette s’exprime plus en amoureux aveugle qu’en homme politique, en naïf idéaliste, celui que l’on envoie en première ligne lors des combats plutôt qu’en requin politique aux mains sales. C’est cette fraîcheur, cette vision optimiste du monde, cette absence de cynisme libertin qui le rend plus Américain que Français.

Washington and Lafayette at Mount Vernon, by Thomas Pritchard Rossiter and Louis Remy Mignot.
Metropolitan Museum of Art, New York

“Give me leave, my dear General, to present you with a picture of the Bastille, just as it looked a few days after I had ordered its demolition,–with the main key of the fortress of despotism. It is a tribute, which I owe, as a son to my adoptive father, as an Aide-de-Camp to my General, as a Missionary of liberty to its Patriarch.”


Et comme nul n’est prophète en son pays, Lafayette essuiera les conséquences de l’incompréhension de ses compatriotes lors de la Révolution Française : alors même qu’il avait su enthousiasmer Marie-Antoinette pour la cause américaine (Louis XVI n’est devenu enthousiaste que parce que cela lui donnait l’occasion de marquer des points contre l’Angleterre qui avait pris Québec à la France du temps de Louis XV), alors même qu’il était le rédacteur de la première Déclaration des Droits de l’Homme française, largement inspirée de la Déclaration américaine, il demeurait, de par ses idées progressistes, suspect aux yeux des royalistes. Nommé commandant de la Garde Nationale contre l’avis de Louis XVI en 1789 qui déclare en juin 1792, alors que la Terreur commence à pervertir les idéaux de la liberté constitutionnelle : « Je sais bien que Mr. de Lafayette nous protège. Mais qui nous protègera de Mr. de Lafayette ? » Il doit s’enfuir lui-même pour échapper à la guillotine, parce qu’il rappelle trop l’ancien régime aux Jacobins à l’esprit étroit. En réalité, Lafayette est trop imbu des idées américaines pour s’identifier à aucune des factions violentes émanant de la Révolution Française, trop amoureux du système constitutionnel et des garanties de liberté qu’il offre pour prendre fait et cause pour la monarchie absolue de droit divin.

C’est cette fidélité à la cause de la liberté qui le fera refuser tous les postes politiques prestigieux qui lui seront offerts par ceux qui aimeraient se servir de lui ou s’assurer son rattachement pour légitimer leur régime. Napoléon lui offrira tour à tour un poste de sénateur, le poste d’ambassadeur aux Etats-Unis et la Croix de la Légion d’Honneur. Même cet honneur éminemment convoité sera refusé par Lafayette, qui déclare « Si je dois encore participer à la vie publique, ce ne sera qu’en tant que représentant élu du peuple. » Foncièrement contre la violence, Lafayette se démarque des revanchards de tout bord, prêts à pourfendre leurs ennemis dès qu’ils prennent le pouvoir : il s’opposait à la mort du Roi, il s’opposera aussi à celle de Napoléon en Juin 1815. Châteaubriand écrit de lui « Dès les commencements de la Révolution, il ne se mêla point aux égorgeurs. Sous l’Empire, il fut noble et vécut à part ».

 Il est élu en 1818 à la chambre des députés. Son mandat est marqué par sa fidélité aux idées et mesures libérales et son opposition à la censure de la presse.
Il n’acceptera pas non plus, lors de la révolution de 1830, le poste de Président de la France, préférant se contenter de reprendre le commandement de la Garde Nationale qu’il avait déjà commandée en 1789. Cette intégrité à toute épreuve le fait aussi refuser le poste offert par Thomas Jefferson de Gouverneur de la Louisiane récemment acquise par les Etats-Unis, un Jefferson qui considère Lafayette comme « the doyen of the soldiers of liberty of the world ».
En 1824 le Congrès vote à l’unanimité d’accorder le titre de citoyen honorifique à Lafayette et l’invite à visiter ce pays qu’il a aidé à libérer. Ce voyage sera un baume au cœur d’un homme que les siens ne comprennent pas : il est accueilli partout avec enthousiasme et révérence, reconnu comme le héros qu’il fut.
Le 8 août 2002, Lafayette sera d’ailleurs élevé à titre posthume au titre de citoyen d’honneur des Etats-Unis : ils ne sont que quatre à se partager cet honneur dans toute l’histoire des Etats-Unis.




S’il est une citation de Lafayette que je considère comme frappante, c’est celle-ci : « J’ai pu me tromper, mais je n’ai jamais trompé personne ». En quelques mots, il reconnaît humblement ses torts, -se tromper-, ce qui est pourtant dans la nature humaine, et nous offre une belle leçon de courage intellectuel. Se tromper n’implique en effet que soi-même, mais tromper les autres, c’est un peu, voire beaucoup, voler, tricher, entacher ses propres principes et c’est inacceptable.

Châteaubriand a écrit au sujet de Lafayette : « Il a fallu plus de quarante années pour qu’on reconnût dans Monsieur de Lafayette des qualités qu’on s’était obstiné à lui refuser. A la tribune, il s’expliquait facilement et du ton d’un homme de bonne compagnie. Aucune souillure ne s’est attachée à sa vie ; il était affable, obligeant, généreux. »

Lafayette était aristocrate de par sa naissance noble mais est resté aristocrate, au vrai sens du terme,  de par sa sincérité, son humilité et sa fidélité à la cause de la liberté de l’être humain. Beaucoup ignorent qu’il était membre de la Société des Amis des Noirs et militait pour l’abolition de l’esclavage, allant au-delà même des déclarations des pères fondateurs des Etats-Unis et s’opposant au rétablissement de l’esclavage par Napoléon.


Ordre de Lafayette
L'Ordre de Lafayette est une organisation patriotique, héréditaire, non partisane et fraternelle, établie à New York en 1958 par le Colonel Hamilton Fisch III (1888 -1991), ancien représentant au Congrès de l’Etat de new York et vétéran de la Première Guerre Mondiale. 
La devise en est : Dieu, Unité, Paix et Honneur. 
La médaille de l'Ordre de Lafayette honore tous les soldats américains ayant servi en France pendant la Première et la Seconde Guerre Mondiale, les officiers de la Légion Etrangère Française ayant servi sur le territoire français pendant les deux guerres mondiales. L’éligibilité est aussi ouverte à tous les récipiendaires de la Médaille d’Honneur ou de la Médaille militaire française qui ont servi en France ou dans les territoires français pendant les deux guerres mondiales.

 Si Lafayette a ainsi un ordre militaire en son honneur, il est grand temps qu’il réintègre les manuels scolaires d’Histoire en France et qu’on lui y fasse une place d’honneur. 

© Sarah Diligenti Décembre 2010

Wednesday, March 13, 2013

Un Western Tcheque au Texas: The Wake of Forgiveness, par Bruce Machart


Quoi de plus étrange que de lire la revue d’un livre dans le New York Times, de bien noter le titre sur sa liste des « Must—Read » et de recevoir en cadeau ce même livre, offert par un ami français venu en vacances à Washington, qui l’a lu dans la traduction française, l’a adoré et se précipite pour vous l’acheter dès son arrivée ? C’est la deuxième fois que cela m’arrive, que l’on m’offre un livre dont j’avais lu la revue et décidé de lire, et à chaque fois, c’est ce même ami. La dernière fois, c’était pour L’Exposition Coloniale d’Eric Orsenna et il m’avait dit : « Je suis sûr que tu aimeras et vraiment, il mérite le Goncourt, mais comme la maison d’édition l’a eu l’an dernier, il n’y aura pas de doublet. » Mais doublet, il y eut et ce fut un rare moment d’exaltation littéraire pour nous deux que de voir le talent primer les intérêts des éditeurs lors de l’annonce du Prix Goncourt 1988.

25 ans plus tard, cet ami, venu à Washington pour l’élection présidentielle, se précipite à la sortie de l’avion chez un libraire pour m’offrir The Wake of Forgiveness, par Bruce Machart, un premier roman et un vrai bijou linguistique, dont la critique m’avait favorablement impressionnée et qu’il avait lui-même lu en français, tout en pensant que j’aimerais certainement ce livre. C’est vraiment bien connaître mes goûts littéraires !

L’histoire se déroule au Texas, entre la fin du XIXème siècle -1895- et les années 20 -1924-. Dès la première phrase, on sait que l’on a entre les mains un chef d’œuvre : «  The blood had come hard from her, so much of it that, when Vaclav Skala awoke in wet bed linens to find her curled up against him on her side, moaning and glazed with sweat, rosary beads twisted around her clenched fingers, he smiled at the thought that she’d finally broken her water. » En quelques mots, le lecteur est pris dans cet accouchement : le sang, l’humidité épaisse, la moiteur de la sueur, la douleur de cette femme en train d’accoucher, et déjà l’annonce que quelque chose ne se passe pas comme il faut… En effet, quelques lignes plus loin l’auteur répète cet adjectif « glazed » qu’il avait utilisé pour la sueur (« with sweat »), mais que l’on associe plutôt aux yeux des  morts… ce qu’il écrit au paragraphe suivant : « By the time they made it back, Klara’s eyes were open but glazed in such a way that they knew she wasn’t seeing through them anymore. Her pale lips moved without giving voice to her final prayer, which entreated the child to come or her own spirit to stay, either one. »

La tragédie qui sert de peinture de fond à l’histoire a eu lieu et l’enfant, Karel, qui survit à sa mère et qui, ce faisant,  vole et enlève au père la femme qu’il aimait, devient le héros d’une histoire de l’Ouest, de cette partie du Texas peuplée d’immigrants d’Europe Centrale, pour qui le travail de la terre et l’élevage de chevaux sont ancrés dans la mémoire familiale depuis le Vieux Monde. Karel est le petit dernier de quatre frères et on ne peut s’empêcher de penser à « Little Women », ce chiffre « quatre » en écho aux Quatre Filles du Docteur March. Mais avant tout, Karel est l’enfant que son père n’aura jamais pris dans ses bras, l’enfant qui n’aura jamais connu sa mère et qui la cherchera pendant tout le roman.

L’histoire saute quelques décennies, 1910, puis 1924, et à partir de ce moment-là, le lecteur se rend compte que la narration se passe en réalité en 1924, que Karel est sur le point de devenir père pour une troisième fois –il a déjà deux filles-, et que l’histoire familiale a continué à s’embrouiller, comme le montrent les flashbacks entre 1910 et 1924.  Un père que la douleur transforme en monstre : il n’utilisera plus ses chevaux pour labourer ses champs, mais ses quatre fils attelés au joug de telle façon que leur cou en est déformé, deux vers la droite, deux vers la gauche, et leur cœur asséché par la « haine du père » : « The horses, they’re beautiful (…), and they don’t work the fields. They race, they rest, they eat, they mate, and they race. They don’t pull a plow. That work Vaclav leaves to his four sons. (…) weathered young men straining against the weight of the earth turning in their wake, their necks cocked sharply to one side or the other (…) The four of them work harnessed two abreast in front of their father, who’s walking in their work (…) and periodically cracking a whip to keep the boys focused and the rows straight.”

L’arrivée d’un gentilhomme espagnol-mexicain et de ses trois filles va bouleverser la vie de Vaclav, celle de Karel et de ses frères. Les frères étaient liés par leurs liens de sang, par leur statut d’ « orphelin de mère », par l’abus émotionnel et physique qu’ils enduraient aux mains de leur père. Villaseñor sera à la fois leur délivrance et leur nouveau tyran. Délivrance de la violence paternelle pour tomber dans la manipulation du beau-père, autre forme d’abus beaucoup plus subtile, que Villaseñor utilise aussi pour « élever » ses filles, elles aussi sans mère,  comme Vaclav a « élevé » ses fils.

Vaclav Skala est vaincu par Villaseñor . Au Texas, on « gagne » du terrain en invitant son voisin à une course de cheval : celui qui gagne, gagne la parcelle convoitée. La mort de sa femme a rendu Vaklav désespéré, amer, violent… et avide de territoire. Pendant les 15 années qui suivent le décès de Klara, Vaklav Skala dépouille ses voisins et agrandit son territoire, et Karel, le fils mal aimé, le fils non-aimé, est son instrument de prédilection pour monter à cheval et gagner les courses au terrain...  d’une manière pas toujours orthodoxe, un peu comme une joute de chevaliers du Moyen-Age, dans lesquels tous les coups étaient permis. Villaseñor va à son tour dépouiller Skala, utilisant lui aussi une arme secrète, sa plus jeune fille, Graziela, cavalière hors pair ; et il va le dépouiller entièrement : ses terres, ses fils, sa fierté. Car ce ne sont pas seulement les terres que vise Villaseñor, mais aussi des maris pour ses filles. La mise en jeu est donc double et la perte terrible. Skala ne s’en remettra pas.

Karel et ses frères  que l’on croyait unis par la haine du père se retrouvent divisés : les trois frères aînés mariés aux filles de Villaseñor, seront établis par leur beau-père et obéiront à ses instructions. La seule revanche de Karel, sa satisfaction personnelle, sa récompense, c’est de séduire et d’être séduit par Graziela, le soir même de sa défaite. Elle s’offre à lui la veille de ses noces avec son frère Thomas. « And so it is that when this girl, Graciela, comes to Karel (…) he is struck, as a young man is wont to be in the first fortunate moments of his exposure to the delicately unencumbered wonder of a woman’s body, by his own ineptitude, by the inaccuracy and insufficiency of all his feeble, boyish fantasies.”  Un passage magnifique que cette scène de séduction qui renverse tout ce que ses frères avaient pu lui raconter de leurs escapades amoureuses décrites avec un champ lexical qui évoquait la vache ou la truie. « Karel recognizes, in this moment, that his brothers must be either liars or fools, that there is nothing of the truth in all their lewd talk of creatures (…)”

« Passent les jours, passent les semaines », le lecteur retrouve Karel en 1924. Karel n’a plus parlé à ses frères depuis la victoire de Villaseñor et leurs mariages. Mais l’Histoire rattrape les protagonistes : la prohibition et la production d’alcool clandestin qui l’accompagnent vont précipiter un rapprochement que l’on croyait impossible. Et, lorsque la tragédie frappe encore une fois à la porte des frères Skala, par l’intermédiaire des « frères de lait » de Karel – ces jumeaux dont l’histoire semble un miroir de la sienne-. Karel est obligé de confronter sa colère, sa rancune, son amertume : « He was going to see his brother, to see Graziela, to find there some charred remnant of stable and family both. (…)It was all the truth of the present, but he had let his awareness of it slouch back into the recess of his mind the way guilt stricken, in time, fold their sins into the gray creases of their consciousness, into the musty and neglected shadows of all that is not quite forgotten.

La grandeur de ce livre ne se trouve pas seulement dans la trame ou dans le traitement des personnages, mais aussi dans le style de  Bruce Machart. Son utilisation des analepses permet au lecteur de dépouiller lentement les multiples « épaisseurs » des personnages. L’évocation de la mort de Vaklav par Karel alors qu’il est confronté à celle de Joe est un exercice délicat d’introspection du personnage qui révèle un grand écrivain.  Les descriptions de Lavaca County, Texas, et plus particulièrement de la nature et des animaux approchent l’écriture poétique, ainsi dans la description de la chouette en train de chasser pendant la nuit, pp120 -121, chasse qui précède de quelques instants la narration de ce qui arrive au Père Carew, p 121 -122 et met l’incident en relief . C’est de la poésie dans un monde qui vient de voir la chute du puissant et détesté Skala et l’avènement de l’étranger Villaseñor, poésie de cette nuit d’orage pendant laquelle des jumeaux naissent et des frères se séparent en mauvais termes, pour être réunis quinze ans plus tard, quand la tragédie vient encore une fois frapper à leurs porte, sous la forme ce ces mêmes jumeaux.

Ce premier roman de Bruce Machart est un chef-d’œuvre. Et je remercie chaudement mon ami Philippe de me l’avoir offert !

© Sarah Pickup-Diligenti Décembre 2012

Friday, March 1, 2013

Retrospective, par Avraham Yehoshua: Prix Medicis Etranger 2012

Caritas Romana (Charité Romaine), de Rosso Fiorentino (Firenze 1494 – Paris 1540)



Avraham Yehoshua   est un vrai “Sabra”. C’est-à-dire un Juif né en Israël, et dans son cas, douze ans avant la création de l’Etat hébreu, en 1936. Sa famille paternelle était installée à Jérusalem depuis cinq générations et sa mère est arrivée du Maroc en 1932.  C’est aussi un rare Israélien Sépharade,  d’AVANT l’arrivée des Sépharades en Israël (majoritairement arrivés au moment de la décolonisation en Algérie et au Maroc, de la prise de pouvoir de Nasser en Egypte et des événements du Yémen dans les années 60). Ceci pour une mise en contexte de son écriture au sein de la société littéraire israélienne, dominée par les Ashkénazes, (tout comme l’Etat hébreu doit son Indépendance en 1948 aux Juifs Ashkénazes).

J’ai lu plusieurs livres de Yehoshua : A Late Divorce, Mr. Mani, The Liberated Bride et je me réjouissais d’en lire un autre et cela d’autant plus qu’un écrivain israélien est rarement primé en France. J’ai compté David Shahar, Prix Médicis en 1981, Amos Oz Prix Femina Etranger en 1988, Aharon Appelfeld en 2004,  Rutu Modan, prix France Info de la BD d’actualité pour ses illustrations en 2008, David Grossman, prix Médicis Etranger en 2011 et maintenant Avraham Yehoshua…, tous des auteurs d’un âge  ou d’une idéologie respectables selon les critères français. Il y a un certain préjudice face à tout ce qui vient d’Israël en France, -avec boycott, pétitions et tutti quanti-, qui fait que l’on peut donc considérer l’attribution d’un prix littéraire français à un écrivain israélien comme un petit miracle. Surtout lorsque l’on connait la position de la plupart des intellectuels français sur Israël, qui a fait dire à l’un d’entre eux, après le Salon du Livre de 2008, dont Israël était l’invité d’honneur : « À la différence d’autres écrivains étrangers,  quand on parle d’un auteur israélien,  dans l’oreille du public, il est israélien avant d’être auteur. »  Si ce n’est pas une forme de censure, je ne sais pas ce que c’est.

Bref, c’est sans préjugé négatif aucun  que j’entamais la lecture de Rétrospective.  … Et c’est avec d’autant plus de surprise que dès le début j’eus du mal à accrocher… Au bout d’une trentaine de pages je m’essoufflai et taquinai l’idée de laisser tomber et le livre et la participation à une soirée pendant laquelle je devais le présenter. (Cette soirée a eu lieu hier, le 28 février 2013, à l’Alliance Française de Washington, D.C., à l’initiative d’une association française, l’A.D.F.E.).

Pour tenter de comprendre ce qui m’arrivait, je relus deux autres livres de Yehoshua et revins vers Rétrospective, et là enfin je compris que ce qui me gênait c’était… la traduction en français d’un auteur que j’ai toujours lu en traduction anglaise. Des effets pervers de la traduction…  Je me suis même rendue chez Politics &Prose (librairie indépendante, 5015 Connecticut Avenue NW, Washington DC, www.politics-prose.com ) voir s’ils n’avaient pas Rétrospective en anglais, mais la traduction américaine ne sortira que le 13 mars ! Je me suis forcée à achever la lecture de Rétrospective  et reste convaincue que la traduction française ne rend pas justice  à la nouveauté et l’originalité de l’écriture de Yehoshua… Car son écriture est très novatrice et l’opposée même d’une écriture classique, académique, comme me l’ont encore confirmé mes amis israéliens qui ont la chance de pouvoir le lire dans l’original.

Le livre m’a renvoyé à un univers familier –celui du cinéma, sujet de ma thèse et mon passe-temps estudiantin favori. J’avais un abonnement à la Cinémathèque de Toulouse, la 2ème de France, et une carte à vie au cinéma d’art et d’essai Rex et j’ai ainsi visionné plus d’une « Rétrospective ».  Or le héros, ou plutôt l’anti-héros du livre de Yehoshua, Yaïr Mozes, est un mélange de deux grands réalisateurs : Fellini et surtout Buñuel, tout en étant aussi, et comme souvent dans l’œuvre de Yehoshua, un transfert de l’auteur qui s’observe en se donnant une identité différente, mais pas éloignée de l’original (ici un réalisateur au lieu d’un auteur…).

Des liens presque incestueux se tissent entre Yaïr Mozes, le réalisateur d’origine ashkénaze, et son scénariste, Trigano, un jeune Juif Sépharade pauvre, comme beaucoup de familles Sépharades arrivées en Israël au moment de la décolonisation de l’Algérie et du Maroc. En un clin d’œil à sa famille maternelle, l’auteur fait venir le scénariste du Maroc.  Trigano, le scénariste séfarade, est celui qui a les « idées de génie » que Yaïr Mozes, Ashkénaze, professeur de philosophie devenu réalisateur, ex ;ecute et dirige.  L’expression « le sel de la terre » caractérisant Yaïr Mozes apparaît plusieurs fois dans le roman, et à chaque fois dans la bouche de ses collaborateurs Séfarades pour indiquer son origine d’ « aristocratie israélienne », c’est-à-dire d’Ashkénaze né en Israël avant la Seconde Guerre Mondiale.  Trigano est un autodidacte qui en veut à la vie, à son statut social inférieur, et qui en veut aussi au sens de « devenir », de « réussir ». Talentueux, mais avec un lourd bagage culturel et affectif qui est une des sources de la rupture entre lui et le réalisateur. Ce bagage, nommée Ruth, est une actrice. Là encore, le choix du prénom n’est pas innocent. Ruth s’appelle en réalité Neh’ama, (Consolation) « cette enfant trouvée, à l’origine douteuse, qu’un vieux rabbin avait amenée dans ce pays depuis son village dans les confins du Sahara. » Et tout comme la Ruth biblique qui n’était pas Juive mais le devient en se mariant avec Booz, Neh’ama a « des traces de sang étranger (…). Les pommettes, la taille élancée (…) et surtout mes yeux gris doré dont j’ai hérité, selon lui, d’une tribu barbare du Sahara, parce que, chez les Juifs, toujours d’après lui, une telle couleur n’existe pas. ». Ruth est la compagne et la muse de Trigano ; ils se connaissent depuis leur enfance commune dans la misère du Sud marocain. Elle est aussi l’actrice « originelle » de Yaïr Mozes et son amante occasionnelle. Elle va traverser cette Rétrospective avec Yaïr Mozes de Saint Jacques de Compostelle à Jérusalem, revivant elle aussi les scènes de tournage de sa jeunesse, les malentendus et apporter des éclaircissements sur la « scène » à l’origine de la rupture entre Trigano et Mozes.

Un autre homme dans cette Trinité, ce triumvirat d’artistes cinématographiques, c’est Toledano, le Directeur de la photographie, lui aussi amoureux et amant de Ruth, mort accidentellement quelques années après la brouille du scénariste avec le réalisateur. Séfarade lui aussi, dont le nom de famille nous renseigne sur l’origine géographique de la famille, l’Espagne, la ville de Tolède. Les Juifs de Tolède furent chassés au moment de la Reconquista, par Isabelle la Catholique et comme les esclaves américains plus tard qui prirent comme nom de famille le nom de leur maître, les Juifs d’Espagne prirent très souvent le nom de leur ville d’origine.  Cette exploration subtile de l’univers séfarade espagnol et nord-africain est de suite évidente dans le titre hébreu du livre : Hessed Sefarad (il y a 3 significations du mot Hessed : Pitié, Compassion et Loyauté), et il est fort dommage que celui-ci ait été traduit en français par Rétrospective, même si la première partie du livre est effectivement une rétrospective cinématographique.  (En anglais, le titre sera The Retrospective.  Le recours à l’article défini « the », permet déjà une meilleure compréhension du roman.)

On retrouve aussi dans le roman un marchand de légumes d’origine marocaine, Amsellem, dont le registre de langue et le statut patriarcal ne sont pas sans faire penser à Roger Hanin dans Le Grand Pardon,  comme en témoigne, page 272, un dialogue provoquant chez le lecteur un rare hoquet de rire.

Tout ce petit monde s’encourage, s’admire et se hait secrètement. Yaïr Mozes est aveugle émotionnellement. Son narcissisme et son égocentrisme  l’empêchent de voir que ses jeunes collaborateurs séfarades ont peut-être de l’estime pour lui, une certaine reconnaissance professionnelle (après tout, il leur sert de pas-de-porte vers la notoriété, surtout à Ruth), mais ne l’aiment pas, ni comme un père, ni comme un frère, ni même comme un ami… Lorsque les dessins de Toledano sont mis en vente par sa veuve remariée, Yaïr découvre que Toledano ne l’a jamais croqué alors qu’il l’a fait, en nombreux exemplaires, de Trigano et de Ruth et de bien d’autres, acteurs ou assistants, lors des tournages. L’amitié que Yaïr Mozes pense avoir partagé avec Trigano et Tolédano n’est qu’une image fausse dans le miroir de ses souvenirs, une illusion, une « figure », un terme que l’on retrouvera plusieurs fois dans le livre, et à chaque fois, avec une connotation non pas tellement péjorative, mais cependant négative... car « figure » désigne Ruth, l’actrice, celle non plus qui agit, mais qui subit les actions exigées par Trigano ou par Yaïr Mozes, voire même par Toledano, qui la photographie en la mettant en scène et en lumière, comme un bel objet.

La première partie du livre se passe en Espagne, à Saint Jacques de Compostelle, haut-lieu de pèlerinage s’il en est, et traité cinématographiquement par Buñuel dans un film de 1969, La voie lactée (avec Laurent Terzieff, Michel Piccoli, Delphine Seyrig… Un film inoubliable, surtout pour le jeu de Terzieff !). Même si je sais maintenant que Yehoshua a choisi le lieu parce qu’il a voyagé à Compostelle et s’est trouvé nez-à-nez pour ainsi dire avec le tableau qui est une des mailles principales de son roman, Charité Romaine, je ne peux m’empêcher de penser que Yehoshua ne peut pas ne pas avoir connu ce film de Buñuel, qui retrace le voyage de deux pèlerins (et leurs cauchemars)… surtout lorsque le lecteur prend connaissance des personnages secondaires de son roman, deux Espagnols, de vrais afficionados du cinéma, qui sont aussi prêtre et moine ; de leur mère Doña Elvira, une ancienne actrice qui finance le prix qui doit couronner la Rétrospective, tout comme Doña Buñuel finança les premiers pas de son fils, Luis, et notamment son premier film, Un chien andalou !  D’ailleurs, les descriptions que font le narrateur et Yaïr Mozes de Doña Elvira ne sont pas non plus sans évoquer le personnage de la mère (actrice Marisa Paredes) dans Talones Lejanos, de Pablo Almodovar.

Cette première partie – véritable rétrospective cinématographique-  a dû demander beaucoup de travail d’imagination à l’auteur : tous ces films inventés sont ensuite disséqués rétrospectivement par leur réalisateur âgé, qui a du mal à se rappeler le nom de certains acteurs, qui redécouvre sa maison utilisée comme lieu de tournage et sa propre mère jouant un petit rôle et qui en plus doit effectuer un effort de mémoire car les dialogues, ô surprise !, ont été doublés en espagnol !   Le lecteur peut trouver ces pages un peu longuettes : 220 pages environ sur les 478 que compte le livre ! Et je n’ai pas compté les scènes de petit déjeuner, ni les atermoiements du réalisateur sur le fait que les Espagnols mangent trop tard… Il a par rapport à la nourriture –terrestre- un comportement d’éternel affamé ou de glouton pantagruélique, une fixation orale qui ferait certainement sourire Freud…

On est bien sûr dans un univers religieux, comme le note Juan de Viola, le prêtre et directeur des archives cinématographiques, qui a organisé la Rétrospective,  et comme plaisante Yaïr Mozes page 165 en s’adressant à Doña Elvira (ses deux fils ont répondu à l’appel religieux en se faisant prêtre et moine): « Que se passe-t-il ? La religion a colonisé votre famille ?   - Qui puis-je ? soupire-t-elle. La religion domine tout aujourd’hui. » Même si le réalisateur a professé et professe encore ne pas être croyant,  Manuel, le moine, ne semble pas pouvoir comprendre que l’on puisse être Juif et athée. Lui-même a étudié l’hébreu, en expiation des crimes racistes commis par ses ancêtres pendant l’Inquisition, mais il n’en demeure pas moins motivé par la volonté de « sauver » un Juif. Il propose et reçoit la « confession » de Mozes… Confession sans absolution car Mozes déclare qu’il n’a pas besoin de rémission, qu’il n’a pas de remords. Le rocambolesque de ces pages relève du surréalisme cher aux jeunes années de Buñuel.

Januarius Zick, Caritas Romana
Le décor, quant à lui, évoque certains films de Fellini, surtout les scènes de la deuxième partie, lorsque Mozes revient en Espagne pour filmer la « scène tronquée » du film Le refus, scène qui n’est autre que la Charité Romaine… un vieillard tétant le sein engorgé d’une jeune femme. La descente dans les bas lieux de la ville à la recherche des acteurs qui accepteront, contre espèces sonnantes et trébuchantes, de se prêter au fantasme du vieux réalisateur, à son « expiation » pour n’avoir pas filmé cette scène, une expiation qu’exige son scénariste pour pouvoir pardonner, fait penser à Satyricon…  

L’interlude israélien dans la deuxième partie du livre permet au lecteur de retrouver le rythme et l’énonciation typiques des livres de Yehoshua. Le chapitre 8, Dîner avec ton ex-scénariste, fait basculer l’énonciation du point de vue interne au méta texte : l’auteur se parle à lui-même, s’observe et pour cela, se tutoie…  Cet interlude introduit aussi un effet de miroir entre le film Le refus (une jeune femme pauvre est manipulée par un couple de survivants hongrois de l’Holocauste immigrés en Israël après 1956. Ils ne peuvent pas avoir d’enfants et paient les études de la jeune femme et la poussent à tomber enceinte… dans le but d’adopter l’enfant qu’elle portera) et une histoire réelle, arrivée à un jeune garçon séfarade, qui se retrouve père à l’âge de 15 ans, et qui devient le gardien de son enfant, contrairement à l’héroïne du film, qui elle abandonnera le sien dans un acte de défiance de ses manipulateurs.

Rétrospective cinématographique certes, secrètement mise en place par son ancien disciple devenu son ennemi, mais aussi Rétrospective de la vie de Mozes, de ses erreurs d’interprétation sur les personnes qui l’entouraient, y compris sa femme et sa fille…  On ressent une certaine pitié pour le personnage, teintée d’un certain mépris, voire dégoût, surtout dans la scène finale du livre… mais on ne s’attache pas pour autant à Ruth, à Trigano ou à Toledano dont la pitié/compassion/loyauté séfarade n’a pu ou su aussi inclure leur Pygmalion. Certes, l’auteur, Avraham Yehoshua, réussit encore une fois à exposer cette dichotomie qui continue de fracturer la société israélienne en deux, -Ashkénazes et Séfarades-  malgré l’arrivée des Falachas,  -Juifs d’Ethiopie-,  puis des Juifs Russes, mais cette fois l’amertume, le désenchantement domine. Est-ce la conséquence de l’âge ?

C’est un livre intéressant pour celui qui connaît Israël, la société israélienne et le monde juif, mais qui est peut-être moins universel que ses autres livres. On ne lui dénigrera certainement pas son Prix Médicis Etranger 2012, même si l’on eût préféré qu’il le reçoive pour une de ses œuvres précédentes.


© Sarah Diligenti, Février 2013