Wednesday, March 13, 2013

Un Western Tcheque au Texas: The Wake of Forgiveness, par Bruce Machart


Quoi de plus étrange que de lire la revue d’un livre dans le New York Times, de bien noter le titre sur sa liste des « Must—Read » et de recevoir en cadeau ce même livre, offert par un ami français venu en vacances à Washington, qui l’a lu dans la traduction française, l’a adoré et se précipite pour vous l’acheter dès son arrivée ? C’est la deuxième fois que cela m’arrive, que l’on m’offre un livre dont j’avais lu la revue et décidé de lire, et à chaque fois, c’est ce même ami. La dernière fois, c’était pour L’Exposition Coloniale d’Eric Orsenna et il m’avait dit : « Je suis sûr que tu aimeras et vraiment, il mérite le Goncourt, mais comme la maison d’édition l’a eu l’an dernier, il n’y aura pas de doublet. » Mais doublet, il y eut et ce fut un rare moment d’exaltation littéraire pour nous deux que de voir le talent primer les intérêts des éditeurs lors de l’annonce du Prix Goncourt 1988.

25 ans plus tard, cet ami, venu à Washington pour l’élection présidentielle, se précipite à la sortie de l’avion chez un libraire pour m’offrir The Wake of Forgiveness, par Bruce Machart, un premier roman et un vrai bijou linguistique, dont la critique m’avait favorablement impressionnée et qu’il avait lui-même lu en français, tout en pensant que j’aimerais certainement ce livre. C’est vraiment bien connaître mes goûts littéraires !

L’histoire se déroule au Texas, entre la fin du XIXème siècle -1895- et les années 20 -1924-. Dès la première phrase, on sait que l’on a entre les mains un chef d’œuvre : «  The blood had come hard from her, so much of it that, when Vaclav Skala awoke in wet bed linens to find her curled up against him on her side, moaning and glazed with sweat, rosary beads twisted around her clenched fingers, he smiled at the thought that she’d finally broken her water. » En quelques mots, le lecteur est pris dans cet accouchement : le sang, l’humidité épaisse, la moiteur de la sueur, la douleur de cette femme en train d’accoucher, et déjà l’annonce que quelque chose ne se passe pas comme il faut… En effet, quelques lignes plus loin l’auteur répète cet adjectif « glazed » qu’il avait utilisé pour la sueur (« with sweat »), mais que l’on associe plutôt aux yeux des  morts… ce qu’il écrit au paragraphe suivant : « By the time they made it back, Klara’s eyes were open but glazed in such a way that they knew she wasn’t seeing through them anymore. Her pale lips moved without giving voice to her final prayer, which entreated the child to come or her own spirit to stay, either one. »

La tragédie qui sert de peinture de fond à l’histoire a eu lieu et l’enfant, Karel, qui survit à sa mère et qui, ce faisant,  vole et enlève au père la femme qu’il aimait, devient le héros d’une histoire de l’Ouest, de cette partie du Texas peuplée d’immigrants d’Europe Centrale, pour qui le travail de la terre et l’élevage de chevaux sont ancrés dans la mémoire familiale depuis le Vieux Monde. Karel est le petit dernier de quatre frères et on ne peut s’empêcher de penser à « Little Women », ce chiffre « quatre » en écho aux Quatre Filles du Docteur March. Mais avant tout, Karel est l’enfant que son père n’aura jamais pris dans ses bras, l’enfant qui n’aura jamais connu sa mère et qui la cherchera pendant tout le roman.

L’histoire saute quelques décennies, 1910, puis 1924, et à partir de ce moment-là, le lecteur se rend compte que la narration se passe en réalité en 1924, que Karel est sur le point de devenir père pour une troisième fois –il a déjà deux filles-, et que l’histoire familiale a continué à s’embrouiller, comme le montrent les flashbacks entre 1910 et 1924.  Un père que la douleur transforme en monstre : il n’utilisera plus ses chevaux pour labourer ses champs, mais ses quatre fils attelés au joug de telle façon que leur cou en est déformé, deux vers la droite, deux vers la gauche, et leur cœur asséché par la « haine du père » : « The horses, they’re beautiful (…), and they don’t work the fields. They race, they rest, they eat, they mate, and they race. They don’t pull a plow. That work Vaclav leaves to his four sons. (…) weathered young men straining against the weight of the earth turning in their wake, their necks cocked sharply to one side or the other (…) The four of them work harnessed two abreast in front of their father, who’s walking in their work (…) and periodically cracking a whip to keep the boys focused and the rows straight.”

L’arrivée d’un gentilhomme espagnol-mexicain et de ses trois filles va bouleverser la vie de Vaclav, celle de Karel et de ses frères. Les frères étaient liés par leurs liens de sang, par leur statut d’ « orphelin de mère », par l’abus émotionnel et physique qu’ils enduraient aux mains de leur père. Villaseñor sera à la fois leur délivrance et leur nouveau tyran. Délivrance de la violence paternelle pour tomber dans la manipulation du beau-père, autre forme d’abus beaucoup plus subtile, que Villaseñor utilise aussi pour « élever » ses filles, elles aussi sans mère,  comme Vaclav a « élevé » ses fils.

Vaclav Skala est vaincu par Villaseñor . Au Texas, on « gagne » du terrain en invitant son voisin à une course de cheval : celui qui gagne, gagne la parcelle convoitée. La mort de sa femme a rendu Vaklav désespéré, amer, violent… et avide de territoire. Pendant les 15 années qui suivent le décès de Klara, Vaklav Skala dépouille ses voisins et agrandit son territoire, et Karel, le fils mal aimé, le fils non-aimé, est son instrument de prédilection pour monter à cheval et gagner les courses au terrain...  d’une manière pas toujours orthodoxe, un peu comme une joute de chevaliers du Moyen-Age, dans lesquels tous les coups étaient permis. Villaseñor va à son tour dépouiller Skala, utilisant lui aussi une arme secrète, sa plus jeune fille, Graziela, cavalière hors pair ; et il va le dépouiller entièrement : ses terres, ses fils, sa fierté. Car ce ne sont pas seulement les terres que vise Villaseñor, mais aussi des maris pour ses filles. La mise en jeu est donc double et la perte terrible. Skala ne s’en remettra pas.

Karel et ses frères  que l’on croyait unis par la haine du père se retrouvent divisés : les trois frères aînés mariés aux filles de Villaseñor, seront établis par leur beau-père et obéiront à ses instructions. La seule revanche de Karel, sa satisfaction personnelle, sa récompense, c’est de séduire et d’être séduit par Graziela, le soir même de sa défaite. Elle s’offre à lui la veille de ses noces avec son frère Thomas. « And so it is that when this girl, Graciela, comes to Karel (…) he is struck, as a young man is wont to be in the first fortunate moments of his exposure to the delicately unencumbered wonder of a woman’s body, by his own ineptitude, by the inaccuracy and insufficiency of all his feeble, boyish fantasies.”  Un passage magnifique que cette scène de séduction qui renverse tout ce que ses frères avaient pu lui raconter de leurs escapades amoureuses décrites avec un champ lexical qui évoquait la vache ou la truie. « Karel recognizes, in this moment, that his brothers must be either liars or fools, that there is nothing of the truth in all their lewd talk of creatures (…)”

« Passent les jours, passent les semaines », le lecteur retrouve Karel en 1924. Karel n’a plus parlé à ses frères depuis la victoire de Villaseñor et leurs mariages. Mais l’Histoire rattrape les protagonistes : la prohibition et la production d’alcool clandestin qui l’accompagnent vont précipiter un rapprochement que l’on croyait impossible. Et, lorsque la tragédie frappe encore une fois à la porte des frères Skala, par l’intermédiaire des « frères de lait » de Karel – ces jumeaux dont l’histoire semble un miroir de la sienne-. Karel est obligé de confronter sa colère, sa rancune, son amertume : « He was going to see his brother, to see Graziela, to find there some charred remnant of stable and family both. (…)It was all the truth of the present, but he had let his awareness of it slouch back into the recess of his mind the way guilt stricken, in time, fold their sins into the gray creases of their consciousness, into the musty and neglected shadows of all that is not quite forgotten.

La grandeur de ce livre ne se trouve pas seulement dans la trame ou dans le traitement des personnages, mais aussi dans le style de  Bruce Machart. Son utilisation des analepses permet au lecteur de dépouiller lentement les multiples « épaisseurs » des personnages. L’évocation de la mort de Vaklav par Karel alors qu’il est confronté à celle de Joe est un exercice délicat d’introspection du personnage qui révèle un grand écrivain.  Les descriptions de Lavaca County, Texas, et plus particulièrement de la nature et des animaux approchent l’écriture poétique, ainsi dans la description de la chouette en train de chasser pendant la nuit, pp120 -121, chasse qui précède de quelques instants la narration de ce qui arrive au Père Carew, p 121 -122 et met l’incident en relief . C’est de la poésie dans un monde qui vient de voir la chute du puissant et détesté Skala et l’avènement de l’étranger Villaseñor, poésie de cette nuit d’orage pendant laquelle des jumeaux naissent et des frères se séparent en mauvais termes, pour être réunis quinze ans plus tard, quand la tragédie vient encore une fois frapper à leurs porte, sous la forme ce ces mêmes jumeaux.

Ce premier roman de Bruce Machart est un chef-d’œuvre. Et je remercie chaudement mon ami Philippe de me l’avoir offert !

© Sarah Pickup-Diligenti Décembre 2012

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