Quoi de plus étrange que de
lire la revue d’un livre dans le New York Times, de bien noter le titre sur sa
liste des « Must—Read » et de recevoir en cadeau ce même livre,
offert par un ami français venu en vacances à Washington, qui l’a lu dans la
traduction française, l’a adoré et se précipite pour vous l’acheter dès
son arrivée ? C’est la deuxième fois que cela m’arrive, que l’on m’offre un
livre dont j’avais lu la revue et décidé de lire, et à chaque fois, c’est ce
même ami. La dernière fois, c’était pour L’Exposition Coloniale d’Eric
Orsenna et il m’avait dit : « Je
suis sûr que tu aimeras et vraiment, il mérite le Goncourt, mais comme la
maison d’édition l’a eu l’an dernier, il n’y aura pas de doublet. »
Mais doublet, il y eut et ce fut un rare moment d’exaltation littéraire pour
nous deux que de voir le talent primer les intérêts des éditeurs lors de
l’annonce du Prix Goncourt 1988.
25 ans plus tard, cet ami, venu
à Washington pour l’élection présidentielle, se précipite à la sortie de
l’avion chez un libraire pour m’offrir The Wake of Forgiveness, par
Bruce Machart, un premier roman et un vrai bijou linguistique, dont la critique
m’avait favorablement impressionnée et qu’il avait lui-même lu en français,
tout en pensant que j’aimerais certainement ce livre. C’est vraiment bien
connaître mes goûts littéraires !
L’histoire se déroule au Texas,
entre la fin du XIXème siècle -1895- et les années 20 -1924-. Dès la première phrase, on sait
que l’on a entre les mains un chef d’œuvre :
« The blood had come hard from her,
so much of it that, when Vaclav Skala awoke in wet bed linens to find her
curled up against him on her side, moaning and glazed with sweat, rosary beads
twisted around her clenched fingers, he smiled at the thought that she’d
finally broken her water. » En quelques mots, le lecteur
est pris dans cet accouchement : le sang, l’humidité épaisse, la moiteur de la
sueur, la douleur de cette femme en train d’accoucher, et déjà l’annonce que
quelque chose ne se passe pas comme il faut… En effet, quelques lignes plus
loin l’auteur répète cet adjectif « glazed » qu’il avait utilisé pour
la sueur (« with sweat »), mais que l’on associe plutôt aux yeux des morts… ce qu’il écrit au paragraphe suivant : « By the time they made
it back, Klara’s eyes were open but glazed in such a way that they knew she
wasn’t seeing through them anymore. Her pale lips moved
without giving voice to her final prayer, which entreated the child to come or
her own spirit to stay, either one. »
La tragédie qui sert de
peinture de fond à l’histoire a eu lieu et l’enfant, Karel, qui survit à sa
mère et qui, ce faisant, vole et enlève
au père la femme qu’il aimait, devient le héros d’une histoire de l’Ouest, de
cette partie du Texas peuplée d’immigrants d’Europe Centrale, pour qui le travail
de la terre et l’élevage de chevaux sont ancrés dans la mémoire familiale
depuis le Vieux Monde. Karel est le petit dernier de quatre frères et on
ne peut s’empêcher de penser à « Little Women », ce chiffre
« quatre » en écho aux Quatre Filles du Docteur March. Mais avant
tout, Karel est l’enfant que son père n’aura jamais pris dans ses bras,
l’enfant qui n’aura jamais connu sa mère et qui la cherchera pendant tout le
roman.
L’histoire saute quelques
décennies, 1910, puis 1924, et à partir de ce moment-là, le lecteur se rend
compte que la narration se passe en réalité en 1924, que Karel est sur le point de
devenir père pour une troisième fois –il a déjà deux filles-, et que l’histoire
familiale a continué à s’embrouiller, comme le montrent les flashbacks entre
1910 et 1924. Un père que la douleur
transforme en monstre : il n’utilisera plus ses chevaux pour labourer ses
champs, mais ses quatre fils attelés au joug de telle façon que leur cou en est
déformé, deux vers la droite, deux vers la gauche, et leur cœur asséché par la
« haine du père » : « The
horses, they’re beautiful (…), and they don’t work the fields. They
race, they rest, they eat, they mate, and they race. They don’t pull a plow.
That work Vaclav leaves to his four sons. (…) weathered young men straining
against the weight of the earth turning in their wake, their necks cocked
sharply to one side or the other (…) The four of them work harnessed two
abreast in front of their father, who’s walking in their work (…) and
periodically cracking a whip to keep the boys focused and the rows straight.”
L’arrivée d’un gentilhomme espagnol-mexicain
et de ses trois filles va bouleverser la vie de Vaclav, celle de Karel et de
ses frères. Les frères étaient liés par leurs liens de sang, par leur statut
d’ « orphelin de mère », par l’abus émotionnel et physique
qu’ils enduraient aux mains de leur père. Villaseñor sera à la fois leur
délivrance et leur nouveau tyran. Délivrance de la violence paternelle pour
tomber dans la manipulation du beau-père, autre forme d’abus beaucoup plus
subtile, que Villaseñor utilise aussi pour « élever » ses filles,
elles aussi sans mère, comme Vaclav a
« élevé » ses fils.
Vaclav Skala est vaincu par
Villaseñor . Au Texas, on « gagne » du terrain en invitant son
voisin à une course de cheval : celui qui gagne, gagne la parcelle
convoitée. La mort de sa femme a rendu Vaklav désespéré, amer, violent… et
avide de territoire. Pendant les 15 années qui suivent le décès de Klara,
Vaklav Skala dépouille ses voisins et agrandit son territoire, et Karel, le
fils mal aimé, le fils non-aimé, est son instrument de prédilection pour monter
à cheval et gagner les courses au terrain...
d’une manière pas toujours orthodoxe, un peu comme une joute de
chevaliers du Moyen-Age, dans lesquels tous les coups étaient permis.
Villaseñor va à son tour dépouiller Skala, utilisant lui aussi une arme
secrète, sa plus jeune fille, Graziela, cavalière hors pair ; et il va le
dépouiller entièrement : ses terres, ses fils, sa fierté. Car ce ne sont
pas seulement les terres que vise Villaseñor, mais aussi des maris pour ses
filles. La mise en jeu est donc double et la perte terrible. Skala ne s’en
remettra pas.
Karel et ses frères que l’on croyait unis par la haine du père se
retrouvent divisés : les trois frères aînés mariés aux filles de
Villaseñor, seront établis par leur beau-père et obéiront à ses instructions.
La seule revanche de Karel, sa satisfaction personnelle, sa récompense, c’est
de séduire et d’être séduit par Graziela, le soir même de sa défaite. Elle
s’offre à lui la veille de ses noces avec son frère Thomas. « And
so it is that when this girl, Graciela, comes to Karel (…) he is struck, as a
young man is wont to be in the first fortunate moments of his exposure to the
delicately unencumbered wonder of a woman’s body, by his own ineptitude, by the
inaccuracy and insufficiency of all his feeble, boyish fantasies.” Un passage magnifique que cette scène de séduction qui
renverse tout ce que ses frères avaient pu lui raconter de leurs escapades
amoureuses décrites avec un champ lexical qui évoquait la vache ou la truie. « Karel recognizes, in this moment, that his brothers must be either
liars or fools, that there is nothing of the truth in all their lewd talk of
creatures (…)”
« Passent les jours,
passent les semaines », le lecteur retrouve Karel en 1924. Karel n’a plus
parlé à ses frères depuis la victoire de Villaseñor et leurs mariages. Mais
l’Histoire rattrape les protagonistes : la prohibition et la production
d’alcool clandestin qui l’accompagnent vont précipiter un rapprochement que l’on
croyait impossible. Et, lorsque la tragédie frappe encore une fois à la porte
des frères Skala, par l’intermédiaire des « frères de lait » de Karel
– ces jumeaux dont l’histoire semble un miroir de la sienne-. Karel est obligé de confronter sa
colère, sa rancune, son amertume : « He was going to see his brother, to see Graziela, to find there some
charred remnant of stable and family both. (…)It was all the truth of the
present, but he had let his awareness of it slouch back into the recess of his
mind the way guilt stricken, in time, fold their sins into the gray creases of
their consciousness, into the musty and neglected shadows of all that is not
quite forgotten.”
La grandeur de ce livre ne se
trouve pas seulement dans la trame ou dans le traitement des personnages, mais
aussi dans le style de Bruce Machart.
Son utilisation des analepses permet au lecteur de dépouiller lentement les
multiples « épaisseurs » des personnages. L’évocation de la mort de
Vaklav par Karel alors qu’il est confronté à celle de Joe est un exercice
délicat d’introspection du personnage qui révèle un grand écrivain. Les descriptions de Lavaca County, Texas, et
plus particulièrement de la nature et des animaux approchent l’écriture
poétique, ainsi dans la description de la chouette en train de chasser pendant
la nuit, pp120 -121, chasse qui précède de quelques instants la narration de ce
qui arrive au Père Carew, p 121 -122 et met l’incident en relief . C’est de la
poésie dans un monde qui vient de voir la chute du puissant et détesté Skala et
l’avènement de l’étranger Villaseñor, poésie de cette nuit d’orage pendant
laquelle des jumeaux naissent et des frères se séparent en mauvais termes, pour
être réunis quinze ans plus tard, quand la tragédie vient encore une fois
frapper à leurs porte, sous la forme ce ces mêmes jumeaux.
Ce premier roman de Bruce
Machart est un chef-d’œuvre. Et je remercie chaudement mon ami Philippe de me
l’avoir offert !
© Sarah Pickup-Diligenti
Décembre 2012
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