Sunday, September 9, 2012

De quelques livres lus en vacances, liste non exhaustive!


Le temps ne s’étire jamais en longueur quand on lit un bon livre… L’été s’avère propice aux  lectures, surtout lorsque le "derecho" nous prive de tout autre divertissement.  Cependant, lire à la lumière blanche de ma lampe de poche n’est plus aussi agréable que lorsque je lisais en cachette de ma mère, sous mes draps, après la tournée d’ « extinction des feux » qu’elle assurait manu militari. Maintenant, il me faut jongler entre tenir le livre, la lampe de poche et les lunettes, tout en tournant les pages. C’est peut-être le signe que je dois me rendre et acheter un « e-book » !

Après avoir fini l’Histoire Amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin dans la moiteur languide des journées de début juillet, -ce qui, ma foi, s’accordait bien avec le libertinage dépeint par cet auteur du XVIIème siècle-, j’entrepris de lire le deuxième livre d’Alina Bronsky, The Hottest Dishes of the Tartar Cuisine. Alina Bronsky est une jeune auteure allemande, d’origine russe, qui immigra en Allemagne à l’adolescence. Elle écrit en allemand. Son premier livre, Broken Glass Park, m’avait bouleversée et j’attendais impatiemment son deuxième. Pas de déception : Rosa Achmetowna, la narratrice, est Tartare. Elle provoque la rage et la pitié du lecteur, choqué de son manque de compassion à l’égard de sa fille, Sulfia, « (…) Sulfia wasn’t very gifted. In fact, to be honest, I’d say she was rather stupid. And yet somehow she was my daughter –worse still, my only daughter. (…) This daughter I did have was deformed and bore no resemblance to her mother. (…) I only hoped that her singlemindedness might prove attractive enough to some man that he wouldn’t notice her awful legs until the two of them were already standing in front of a justice of the peace.” Mais Rosa est tout amour pour sa petite-fille, Aminat, un amour constamment nuancé par l’agacement ou l’humour. Pour que sa petite-fille connaisse une meilleure vie, Rosa  va « marier » Sulfia trois fois : son premier mari la quitte pour une femme plus belle, son deuxième mari émigre en Israël avec la fille qu’ils ont eue ensemble et son troisième mari, un Allemand probablement pédophile qui faisait des recherches sur la cuisine tartare –d’où le titre du roman- devient très vite veuf avant de mourir à son tour. Aminat est l’enjeu que se disputent Rosa et Sulfia, mais ni l’une ni l’autre ne pourront se proclamer vainqueur : Aminat disparait, fugue, et ne réapparaitra dans le roman qu’au travers d’une émission de télévision allemande, type Star Académy. La fin du roman, tout comme celle de son premier livre, laisse le lecteur perplexe : est-ce que ce type de "fin sans fin" devient la signature des romans d’Alina Bronsky ? Car dans les deux livres les héroïnes fuient… Ce qui est certain, c’est que ce livre fera rire le lecteur, par son humour grinçant, noir, le narcissisme de son héroïne Rosa et la manière dont elle croque les personnes qui l’entourent, aux deux sens du terme !


I’m Every Woman, de Lonnae O’Neal Parker, est un recueil d’essais sur la condition féminine de la femme noire américaine contemporaine. Ms. Parker écrit dans le Washington Post et explore dans ce recueil les différences de perception entre femmes blanches et femmes noires. Quand le débat porte sur « working moms » et « stay-at-home moms », Ms. Parker nous rappelle judicieusement que c’est un duel qui n’existe pas ou prou dans la communauté noire américaine : souvent, les femmes noires étaient en charge d’enfants blancs (The Help) et ne pouvaient même pas s’occuper de leurs propres enfants, confiés aux grands-mères… La femme noire américaine ne se sent pas concernée par ce débat « travaille/ne travaille pas » car elle a toujours travaillé. Un des essais s’étend sur la question de la race : « White Girl ? Cousin Kim Is Passing. But Cousin Lonnae Doesn’t Want to Let Her Go. » En effet, la cousine de l’auteur est métisse, mais peut “passer” pour blanche. Dans son lycée en Illinois, personne ne sait qu’elle est noire. « I was shocked to hear that Cousin Kim considered herself white. I found out only because she had to fill out some forms to get into community college. Because I asked her if they had a box for race. (…) I was ready to tease her pointedly for checking off “other”. In between. Not quite either.  (…) I wasn’t ready for “white”. Or that familiar sting of rejection.” Kim a les yeux bleus et la peau claire. Pour des Blancs, elle est blanche. Un livre à lire pour mieux connaître la réalité d’une femme noire américaine aux USA.


J’ai aussi découvert un petit joyau, The Wandering Falcon, le premier roman de Jamil Ahmad, un fonctionnaire international qui a travaillé pendant les années 50 dans ce que l’on appelle aujourd’hui, non sans un certain trémolo de crainte dans la voix, « les territoires tribaux administrés fédéralement », c’est-à-dire les territoires frontaliers entre le Pakistan et l’Afghanistan, là où les Taliban ont installé leur fief et leur règne de terreur.  Dès le début, j’ai retrouvé l’atmosphère du Désert des Tartares, de Dino Buzzati, avec son paysage minéral et ses saisons de tempête de sable: « In the tangle of crumbling, weather-beaten, and broken hills where the borders of Iran, Pakistan and Afghanistan meet is a military outpost manned by about two score soldiers. Lonely, as all such posts are, this one is particularly frightening. No habitation for miles around, and no vegetation (…), and no water (…).  Nature has not remained content merely at this. In this land, she has also created the dreaded bad-e-sad-o-bist-roz, the wind of a hundred and twenty days. (…) It was but natural that some men would lose their minds after too long an exposure to such desolation and loneliness.” Ce premier chapitre donne le ton général de ce roman qui peut aussi se lire comme un recueil de nouvelles, à la manière d’ Olive Kitteridge, d’Elizabeth Strout. Le héros, ce « wandering falcon » qui se nomme Tor Baz, est présent dans chaque chapitre, soit physiquement, soit parce qu’on l’évoque. C’est son destin que l’on suit, de sa naissance, enfant bâtard fruit de l’adultère de sa mère avec l’homme qu’elle aime, à sa maturité, mais c’est aussi l’histoire de cette région, de ces tribus nomades, avec leurs noms –comme celui-ci, Afridi, qui est le nom d’une tribu mais aussi le nom de famille de celui que les Pakistanais considèrent comme traître parce qu’il a renseigné les Américains sur Osama à Abbotabad-, avec leurs lois, qui ne riment pas avec justice, mais avec violence : « Refuge, I cannot offer. I know your laws well, and neither I nor any man of mine shall come between a man and the laws of his tribe.” Ce livre qui se déroule de la Deuxième Guerre Mondiale au début des années 60, dans un monde de tribus de bergers, de gangs et de voleurs, où les femmes ont peu ou pas de droits, se révèle peut-être comme étant la meilleure explication du drame actuel que vit cette région soumise aux caprices de fanatiques religieux. Avec l’émergence de frontières et de « pays nouveaux » là où il y avait avant l’empire colonial britannique, c’est toute la culture nomadique qui disparaît. Des bergers nomades dont la subsistance était assurée par la transhumance saisonnière d’une région à l’autre, afin de permettre à leurs troupeaux de paître, il ne reste rien. Ils ont été effacés au nom de la structure étatique. Quelle nostalgie dans ces lignes qui expliquent que la bureaucratie internationale a signé l’arrêt de mort de cette culture nomadique! : « We are Powindas and belong to all countries, or to none (…). Why do we wish us to change? (…) There was no way for them to obtain travel documents for thousands of their tribesmen; they had no birth certificates, no identity papers or health documents. They could not document their animals. The new system would certainly mean the death of a centuries-old way of life.”  Peut-être payons-nous le prix de l’imposition de notre préférence pour une vie sédentaire et notre croyance têtue en les Etats-nations, un prix du sang qui monte aux enchères du fanatisme chaque fois qu’un attentat-suicide a lieu en Afghanistan ou au Pakistan. The Wandering Falcon sortira en "paperback" le 2 octobre.


Friday, June 8, 2012

L'albizzia


L’albizzia se trouvait-il déjà sur la propriété toulousaine ou ma mère l’y a-t-elle planté à notre installation définitive en France ? Je me souviens seulement de la vénération maternelle pour cet arbre, réminiscence d’un passé exotique aux Antilles, pâle imitation des flamboyants de Caspesterre.

Situé en face de notre terrasse écrasée de soleil, l’albizzia devient notre ombrelle naturelle. L’envergure de ses branches finit par atteindre le muret de pierres, puis la terrasse elle-même, mais ma mère a déjà installé une longue planche de tapissier et des tréteaux sous sa couronne car la table ordinaire ne suffit plus à regrouper, lors des longues soirées d’été, la famille et les nombreux amis des uns et des autres qui, par hasard ou non, se trouvent là au moment du dîner.
Observateur discret et muet, l’albizzia voit ainsi passer beaucoup de visiteurs d’un été à un autre, s’amuse beaucoup des discussions animées, des fous rires, des chansons, et surprend les jugements secrets que mes sœurs et moi échangeons d’un sourire en coin ou que nous nous chuchotons au risque de nous faire reprendre par ma mère qui ne supporte pas les « messes basses ».

L’albizzia de ma mère est un arbre-fleur, une coquetterie végétale naturelle, qui joue de ses feuilles comme une séductrice joue de ses longs cils. Lorsque le soleil disparaît derrière la maison des voisins et que s’approche lentement, venu de l’Est, le voile mauve de la nuit, l’albizzia referme ses feuilles-paupières. Ce qui enchante mes sœurs et moi, ce sont les grappes de fleurs rose pâle, aux longues étamines soyeuses qui ornent orgueilleusement ses branches dès les premières journées d’été. Nous en tressons des couronnes et des « leis » hawaïens vite flétris ; nous en décorons nos corsages et ceux de nos poupées, fabriquons des aigrettes dignes d’une douairière. Nous tentons -le plus souvent vainement- de les convertir en boucles d’oreille que nous prétendons être de précieux joyaux, ceux dont nous rêvons dans ces instants où le miroir nous laisse accroire que nous sommes princesses et non pas bergères. Mais tout comme les roses chères à Ronsard, les pompons soyeux de l’albizzia vivent ce que vivent les roses et s’écrasent silencieusement sur les tommettes provençales, fanés. Leurs doux fils ramollis se recroquevillent sous mes doigts et la viscosité légèrement humide des fibres me surprend tout d’abord, puis me répugne. Je découvre la mort au travers de cette primo décomposition végétale.
Le matin voit s’amonceler les cadavres... Les fleurs tombées pendant la nuit se dessèchent sous le soleil occitan. Parfois le vent les soulève ; elles vivent alors une deuxième vie dans ce sursaut de souffle chaud qui les transporte d’un bout à l’autre de la terrasse.
Ma mère ne supporte pas ce ballet disgracieux de fleurs-ballerines ridées et crispées, ni n’apprécie-t-elle leur métamorphose en algue glissante lorsque la pluie nocturne les agglutine. La terrasse doit demeurer vierge de tout affront, naturel ou humain. Elle me charge de balayer quotidiennement l’immense surface. Les fleurs-aigrettes, les fleurs-joyaux, perdent vite tout attrait lorsqu’elles deviennent corvée.
Cependant l’albizzia ne s’avoue pas pour autant vaincu par l’été moribond. La fleur soyeuse cède la place à de longues gousses. Ma mère sourit de nouveau, l’instant d’agacement disparu devant l’apparition des fruits de son arbre préféré, qui lui évoquent des gousses de vanille.  Ce qui lui importe, c’est la résurrection de sa mémoire visuelle, le maintien du lien maintenant plus mythique que charnel, qu’elle entretient, à travers l’albizzia, avec les quelques années antillaises de sa vie de femme.

© Sarah Diligenti 2007, Extrait de : Mes Arbres

Wednesday, May 30, 2012

LIMONOV, par Emmanuel Carrère

Je n’avais vraiment pas envie de lire un énième livre écrit par Emmanuel Carrère.  J’avais tout lu jusqu’à Un roman russe et ce roman russe qui n’en est pas un du tout, m’avait tellement déplu, qu’il m’en avait même dégoûtée de la lecture et je n’ai rien lu pendant tout l’été 2010. Or, du temps où je travaillais à plein temps, je lisais un livre par semaine. C’est dire que ce fut une interruption qui relevait du surréalisme pour moi. Cette contemplation de son nombril, cette exposition de sa relation intime  relevant de la violence domestique, avec une jeune femme, la publication de cette nouvelle sadomasochiste, qui tient le lecteur pour voyeur-né, parue dans Le Monde d’abord, puis au centre même du roman, tout cela m’avait donné une grosse envie de vomir, et même le fait qu’il ait offert à sa mère la révélation publique du cadavre dans le placard de la famille ne peut effacer, encore maintenant, tout le dégoût que j’avais ressenti. Une lente réadaptation aux mots, aux phrases s’en est suivie grâce à la Bande Dessinée.

J’avais lu tous les livres d’Emmanuel Carrère, et tous m’avaient semblé aussi étrange que le bonhomme lui-même, que j’avais rencontré et accompagné lors de son séjour à Washington en 2000. Sombre, peu loquace, fier voire même plutôt orgueilleux, condescendant de timidité et de certitudes, il savait impressionner et s’en servait pour établir une distance qui se voulait aristocratique entre lui et le reste du monde (les auditeurs venus l’entendre à l’AF), mais qui jetait immédiatement un froid sibérien… C’est le moins qu’on puisse dire. De La moustache et La classe de neige, j’ai retenu une fascination pour la morbidité que n’a fait que confirmer L’adversaire, même si ce livre a été comparé, trop généreusement, par certains critiques, à  In Cold Blood  de Truman Capote.

Il a ensuite écrit D’autres vies que la mienne, et finalement Limonov. Le titre a tout de suite émoustillé ma curiosité. Ayant vécu en URSS du temps de Gorbatchev, tout ce qui touche de près ou de loin la Russie m’interpelle et je lis tout ce qui sort sur le sujet : soit des auteurs étrangers parlant de la Russie actuelle ou historique, soit les nouveaux écrivains russes que la chute du communisme a libéré du bâillon de la censure ou du haut-parleur académique. Limonov, c’est un monument de l’URSS et de la Russie. C’est un être multidimensionnel, polyvalent (et polyglotte), un chaméléon politique et sociétal s’il en est. Il a traversé la seconde moitié du XXème siècle et entamé le XXIème à la façon d’une  comète dont on ne sait jamais quelle catastrophe l’accompagne : « On était habitué, en ce temps-là, à ce que les dissidents soviétiques soient des barbus graves et mal habillés, habitant de petits appartements remplis de livres et d’icônes où ils passaient des nuits entières à parler du salut du monde par l’orthodoxie ; on se retrouvait devant un type sexy, rusé, marrant, qui avait l’air À la fois d’un marin en bordée et d’une rock-star. On était en pleine vague punk, son héros revendiqué était Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols. (…) Il aimait la bagarre, il avait un succès incroyable avec les filles. Sa liberté d’allures et son passé aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions. »

De sa petite enfance entre un père « gendarme » et une mère, fille d’ennemi du peuple mais qui avait obtenu l’absolution en se battant pour la Mère Russie, on peut dire qu’elle fut dure. Non seulement en raison des circonstances (2eme Guerre et après-guerre), mais aussi parce qu’émotionnellement, Edouard Limonov ne sera jamais sevré : son père s’efface devant sa mère et celle-ci cautionne la violence de l’éducation communiste, le culte de l’homme fort : « Elle prend toujours contre son petit garçon le parti de ses adversaires. Si on l’a battu, elle ne le console pas mais félicite l’agresseur : ainsi deviendra-t-il un homme, pas une femmelette. »  Edouard semble aussi né avec un gène russe particulier : il sait boire. « Edouard peut descendre un litre de vodka à l’heure, à raison d’un grand verre de 250 grammes tous les quarts d’heure. Ce talent de société lui permet d’épater [tout le monde] et de gagner des paris qui lui font de l’argent de poche. Il lui permet de tenir aussi les marathons d’ivrognerie que les Russes appellent Zapoï. »

Il fréquente les gangsters, criminels de droit commun qui abondaient dans la Russie communiste, célèbres pour leur violence (scène de viol), mais aussi quelques excentriques qui lui font retrouver l’amour de la lecture et celui de la poésie (autre gène russe), fait une tentative de suicide, se retrouve en hôpital psychiatrique, puis part a Kharkov, devient tailleur, se met en ménage avec sa première « copine » et atterrit à Moscou en 1968, à 25 ans, ayant déjà vécu de multiples vies, et ayant déjà découvert que l’homme à abattre –car Limonov est jaloux de  tous et de tout !-  était Joseph Brodsky, le poète russe qui lui aussi s’exilera aux Etats-Unis et qui obtiendra d’ailleurs le Prix Nobel de Littérature.

Emmanuel Carrère a pris le parti de construire son livre, cette biographie de Limonov, de manière chronologique mais aussi géographique, détaillant chaque période de la vie de Limonov en fonction de son lieu de résidence : Ukraine, Moscou, New York, Paris entre 1943 et 1989. Ces parties de la vie de Limonov sont riches en détails et anecdotes, souvenirs et extraits de livres sur lesquels l’auteur se base pour rédiger une biographie romancée qui devient petit à petit un vrai roman. Les 4 premières parties du livre sont peut-être les meilleures.

De 1989 à 2009, la vie de Limonov se politise par des prises de position très pan-slaves : participation à la guerre du côté des Serbes ; retour un peu désillusionné en Russie, surtout au plan de la vie intellectuelle ; coup de Moscou auquel il aurait voulu participer activement ; découverte du chamanisme dans l’Altaï et emprisonnement après la création d’un groupe politique, le parti national-bolchevique et son journal Limonka, « ça a été la contre-culture de la Russie, la seule. »…

Ce livre n’a pas empêché son auteur de recourir à ce que j’appelle son « narcissisme ». Narcissique, Emmanuel Carrère l’est, mais ce livre, même s’il est parsemé d’informations concernant soit lui-même, soit sa mère, soit son cercle d’amis, n’est pas empreint de lourdeur, d’impudeur exhibitionniste de la part de l’auteur comme ce fut le cas dans Un roman russe. On sent qu’Emmanuel Carrère a avec Limonov, une relation comme celle que Limonov imaginait avoir avec Brodsky et même avec Soljénitsyne : « Mon idéal était de devenir un grand écrivain, je me sentais à des années-lumière de cet idéal et le talent des autres m’offensait. (…) Plus je lisais [Limonov], plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre… » : Jalousie, admiration, haine /amour. La tentation de la spirale de l’échec est une constante chez Emmanuel Carrère (complexe vis-à-vis de sa mère) et chez Limonov (tentative de suicide). Narcissisme et histrionisme, surtout chez Limonov, sont mis en valeur par la plume d’Emmanuel Carrère qui arrive enfin à transcender l’observation de son seul nombril en disséquant celui d’un autre, qui n’est peut-être que le double rêvé, celui qu’il aurait voulu être.

Prix Renaudot 2011. Il méritait le Prix Goncourt.
© Sarah Diligenti, Pour La Plume d'WAA, Mars 2012

Sunday, April 8, 2012

De la nouvelle génération d'auteurs haitiens: Guy Régis Jr.

Guy Régis Jr. est un jeune auteur haitien, né en 1974, Il est comédien, metteur en scène et dramaturge. Il écrit en français mais aussi en créole, et entreprend en ce moment la traduction en créole de La Recherche de Proust. J’ai lu cinq de ses œuvres pour un entretien qui aura lieu demain, lundi 9 avril 2012, à l’ambassade d’Haïti à Washington DC. On m’a pressentie pour en être le modérateur et Radio Optimum Haïti m’a interviewée le dimanche 1er avril sur ce sujet ainsi que sur l’entretien que j’ai modéré début mars avec l’auteur congolais Alain Mabanckou (qui fera l’objet d’un prochain post sur ce blog).

De toute la terre le grand effarement:

J’ai beaucoup aimé le symbolisme des étoiles que comptent les deux prostituées survivantes du grand effarement. Ces étoiles, ce sont toutes les victimes du tremblement de terre, et les compter, c’est un peu les nommer, donc les garder en mémoire. La dénonciation de l’aide internationale comme acquit de bonne conscience de l’Occident est bien faite ; celle des départs de ceux qui peuvent quitter cette terre éventrée, violée par le séisme, mériterait plus d’approfondissement, comme l’auteur le fait dans la postface, lorsqu’il cite Edouard Glissant : « Tout colonisé a tendance à retourner chez son colonisateur » car « les raisons sont multiples : la langue, les connivences culturelles… »

Le père : La distribution des personnages est ambiguë : La mère, le fils, le grand frère… Comme si le grand frère n’était pas aussi un fils de ce père mort, dont le cadavre est revenu de l’exil. Je me demande pourquoi l’auteur n’a pas appelé ses personnages : le fils cadet, le fils ainé… ou le jeune frère, le grand frère. Si cette pièce s’inscrit dans un triptyque à venir dont elle est la première partie, pourquoi ne donner voix qu’à trois personnages dans une famille de quatre ? Le fils, bien que plus jeune, est bien plus émouvant que « le grand frère »… Il est celui qui est comme mis de côté par une mère qui n’a d’yeux que pour l’aîné… Le lecteur a mal pour lui, mal de son manque d’amour maternel. Malgré la présence de deux hommes (le fils et le grand frère), la pièce, tout comme De toute la terre, le grand effarement, est un microcosme de matriarchat… La mère, la jeune tante et la vieille tante, comme en écho de « la plus jeune » et « la plus âgée ». Et pourtant, l’auteur dénonce les violences faites aux femmes dans toutes ses œuvres… Violence de l’adultère, violence du viol, violence domestique, politique, l’inceste (la jeune tante est amante du père, mari de sa sœur, mais aussi amante des deux frères)… La femme comme commodité politique, le viol et la violence domestique comme armes de guerre ou de guérilla. L’opposition de la tradition et de la nouveauté apporte un élément presque comique dans cette pièce tragique : le blagueur contre le conteur… Le passage de la Lexus au début de la pièce pourrait faire croire au spectateur qu’il assiste à une véritable satire de la société caribéenne, mais le ton de la pièce est beaucoup trop tragique pour que l’ironie y résiste.

L’inconvénient des pièces de théâtre par rapport aux romans ou aux poèmes, c’est la difficulté de la visualisation pour le lecteur. Dans un texte en prose comme le roman ou la nouvelle, ou dans un temps suspendu, ou un « picture shot » comme le sont certains poèmes, le lecteur peut s’aider du discours descriptif ou narratif pour comprendre l’action. Dans les pièces de théâtre, en l’absence de didascalies, le lecteur lit « à plat », et il lui manque cette 3ème dimension en relief pour comprendre la trame. Ainsi, on ne sait pas trop qui est la dame dont les personnages parlent dans la pièce : est-ce un ou plusieurs revenants ? Sont-ce des déités vaudous ? Pourquoi le fils dit que la dame l’appelle ? Sans « voir », le lecteur est dans un flou cognitif intellectuel gênant.

Moi, fardeau inhérent  (suivi de Incessants)

Structure intéressante, car l’auteur présente cette oeuvre comme une pièce de théâtre, il n’y a qu’une seule didascalie… Je l’ai lue comme s’il s’agissait d’un long poème et ne me suis rendue compte qu'il s'agissait d'une pièce qu'une fois ma lecture finie… L’écriture évoque la poésie, et la première partie fait même penser aux anciens télégrammes, grâce à l’inclusion calligraphique de /.

Il y a des phrases qui marquent dans cette pièce, et j’ai particulièrement aimé cette métaphore : « J’ai toujours face au césarisme du temps qui nous domine tous décliné tout affrontement »… Le césarisme du temps… Quelle recherche que cette image du temps tyrannique!… que l’on retrouve quelques pages plus loin :
« Le temps qui me ravage
Toujours le temps, infiniment »

Ou encore plus loin :
« C’est fini,
Le temps m’ayant tout enlevé, tout enlevé, tout pris »

Cette femme qui attend, tout comme "la plus jeune" et "la plus âgée" dans  Le grand effarement sont un peu comme les personnages de Beckett dans  En attendant Godot : l’absurde de Beckett prend ici la forme de l’absurdité des événements : séisme, violence politique, violence envers les femmes… que reste-t-il, que peut-on encore attendre ? La justice ? Tuer l’assassin de l’innocence, des innocents ? On ne peut même plus espérer que l’innocence de l’enfance sera respectée dans un pays où les hommes (les mâles) ne semblent prêts qu’à embusquer la femme-proie, « ce qui dans leurs yeux m’attendait toujours : l’ensauvagement de moi »… C’est un terme très fort, rarement utilisé, qui rappelle les En attendant les Barbares du Prix Nobel de Littérature, Jacobus Coetzee ; c’est un terme qui a des connotations d’esclavagisme… et que l’auteur utilise aussi sous une forme de participe passé adjectival, «Je n’avais pas d’âge que déjà ils me voulaient ensauvagée », accentuant ainsi la position d’objet des femmes (comme une voix passive, elles subissent l’action des hommes). La soumission des femmes par les hommes dans cette société à la dérive est le nouvel esclavage : « Corps qu’on violente, en temps de guerre ou en temps de paix » ou encore « Corps qu’on marchande involontaire, des millions de corps qu’on vend, qu’on viole, qu’on violente ».

Cette pièce dérange et il est à espérer qu’elle dérange surtout le lecteur mâle, le violeur, l’utilisateur de violence… Dénonciation graphique de l’assassinat de l’innocence :
« Mes yeux encore teintés d’innocence
Alors que, eux, ce qui les attisait, (…)
Me voir sous eux, (…)
Pétrir ma viande, mes muscles, (…)
Se loger dans le fin orifice,
Celui [] du haut de mes huit ans »
« Ceux qui attendent nos filles,
Qu’elles aient uniquement deux petites jambes et
une fleur à la boutonnière, et c’est tout. »

Dénonciation des abus sexuels en famille :
« A six ans déjà,
Moi, ce fut l’oncle.
L’oncle vénérable. »
Cette dénonciation de la violence faite aux enfants n’est pas sans rappeler Camus, dans Les Justes.
Mais la mère n’est pas exempte de culpabilité… Elle se sent coupable d’avoir presque obligé sa fille, son Idéline, à sortir dans la rue, quand celle-ci avait peur de sortir…

Une scène de viol particulièrement insoutenable vers la fin de la pièce est de nature à empêcher de dormir les âmes sensibles. On ne sort pas de la lecture de cette pièce comme on était quand on l’a commencée. Il faut quelques jours au lecteur pour digérer la violence du thème, du lexique, de la syntaxe de la phrase. Le lecteur est comme hypnotisé par la violence. Le lecteur vit la violence de la pièce et n’en sort pas intact.

Incessants :

Ce sont des micro fictions (voir Régis Jauffret), de très petites nouvelles, avec une avant-dernière plus longue, plus un récit qu’une nouvelle, mais qui s’inscrivent dans le thème de Moi, fardeau inhérent. Les titres des nouvelles sont de rares bouffées d’humour, qui se transforment en soupir de désespoir quand on en commence une lecture approfondie. Beaucoup de violence encore, et notamment celle d’un accouchement dont on ne sait s’il est avortement, ou s’il est accouchement en temps de guerre. Celle que j’ai préférée s’appelle Des milliers, des milliers et elle m’a rappelé un poème de Prévert, « Familiale » dans son alternance des deux personnages principaux (André et Armelle, et chez Prévert, le père, la mère et le fils). Elle est d’autant plus intéressante que c’est un des rares textes de Guy Régis Jr que j’ai lus dans lequel le personnage qui fait acte de cruauté n’est plus un homme, mais une femme, Armelle… alors qu’André est le personnage « humain », un docteur. Cependant, et là réside toute la force de l’écriture de Guy Régis, même un docteur peut se retrouver esclave d’une société prônant la violence…

Le trophée des capitaux :

Avec ce livre, Guy Régis extrapole sur des thèmes qui lui sont chers, dans une forme a priori plus classique, celle du roman, mais qu’il rénove fondamentalement. Chant polyphonique : elle, le narrateur et le dogue, ici et là Magda… Parfois aussi monologue, notamment dans les scènes de fantasme érotique, ou lorsque le dogue, à l’instar de Tombouctou de Paul Auster devient pour un court extrait le narrateur. Chant et marche, longue marche de ces deux adolescents dans un Haïti où la violence explose : incendies de Bel Air, foules délirantes de haine, massacres… Dénonciation de la dictature de Papa Doc, mais aussi des Lavalas d’Aristide, dictateurs savamment réunis sous l’appellation de « Principal », désespoir des pauvres, catastrophe sociologique (les enfants des rues massacrés, la prostitution comme seule sortie de la misère ?), catastrophe économique (magasins vides, bord de mer et port vide), catastrophe écologique (description des eaux usées, de la mer sale)… Et pourtant, même dans le désespoir le plus profond, le lecteur ose espérer que tel le phœnix qui renaît de ses cendres, la vie, l’amour, l’avenir sortiront de cet incendie… car le lecteur est repu de clichés littéraires et le feu est généralement symbole de purification, de destruction purificatrice, tabula rasa… Comme une incantation/ exhortation – comme dans un discours politique pour cette génération « fils, fille, de la réparation, fils, fille de la préparation, fils, fille de la reconstruction » reviennent dans le texte. Il joue aussi sur les clichés politiques, les promesses vaines « les lendemains qui chantent »… Des phrases en jets de pierre : trois, quatre mots, souvent elliptiques du verbe. Une écriture déstructurée, que j’appellerai même déconstruite, de manière à pouvoir reconstruire une nouvelle prose. Inversion des sujets. Ellipse du sujet. Ponctuation qui rappelle celle de James Joyce, celle des poètes en vers libre, qui casse la phrase classique en son milieu, à la manière d’une césure à l’hémistiche dans un alexandrin.
Les personnages, jeunes orphelins, « badauds de la Grand Place », sans domicile fixe mais tentant à tout prix d’obtenir « le trophée », ici le bac, qui leur semble leur seul espoir de sortie de la misère, marchent toute une nuit : unité de temps, unité de lieu, unité d’action, -critères mêmes de la tragédie classique-, marchent pour échapper à la violence, mais retombent dans cette violence partout : dans les rues, sur le bord de mer, et de nouveau sur la Grand Place, sous les statues de ces aïeux dont ils étudient l’histoire pour l’examen, pour finir massacrés, assassinés…

© 2012

Friday, March 23, 2012

Je me souviens... d'Ozar Hatorah Toulouse

Je me souviens de la première fois que j’ai découvert Ozar Hatorah à Toulouse: je produisais une émission culturelle sur Radio Communauté, Investigations, et pour le 8 Mars 1984, j’avais décidé d’interviewer plusieurs femmes de la communauté : des laïques et des frum. Je suis entrée dans l’école, située alors rue Roquelaine, et fut accueillie par les rires d’enfants heureux qui rentraient en classe après leur déjeuner et par le grand sourire et les yeux bleus pétillants de Claudine Levy, femme du Rav’ Alain Levy.

Je me souviens du jour où ils m’ont demandé si cela m’intéressait de venir enseigner dans leur école : Je remplaçais le technicien à Radio-Communauté et tentais d’expliquer au Rav’ Levy que s’il pouvait rester en face du micro sans davenen, les auditeurs entendraient mieux son commentaire de la paracha de la semaine…  

Je me souviens de la joie et de l’honneur que j’ai éprouvé à être pressentie pour enseigner à Ozar Hatorah. Je pouvais enseigner et continuer mes études, je devenais  indépendante financièrement ; le monde m’appartenait.

Je me souviens de mes premières classes à Ozar Hatorah Toulouse, quand l’école déménagea sur les bords du Canal du Midi : une classe de fille et une classe de garçons de 4ème, que j’ai retrouvées l’année suivante en 3ème et à qui j’enseignais l’histoire-géo et le français.

Je me souviens de l’accueil à bras ouverts que m’ont fait les professeurs de Kodech et de profane…

Je me souviens de cette élève de 4ème qui écrivait tellement bien en français : pour m’assurer de ne pas avoir fait preuve d’indulgence dans la notation de sa rédaction, je l’ai faite lire à un ami, professeur de lettres modernes à l’Université du Mirail, en lui demandant ce qu’il en pensait. « C’est une élève de Première ? » me demanda-t-il. « Non, elle est en 4ème ». « Alors, elle mérite vraiment son 16. J’ai des étudiants en première année de fac qui n’écrivent pas aussi bien qu’elle. »

Je me souviens des quatre garçons et des huit filles de cette classe de 3ème, à qui j’avais donné la même interrogation sur les Etats-Unis entre 1919 et 1939. A la question valant un point : Qui était Hoover ?, les filles m’ont fait un roman détaillant la vie du Président américain…. Les garçons, sans s’être copiés, ont répondu : « C’est un fabricant d’électro-ménager ». La meilleure perle de ma carrière !

Je me souviens de la ferveur avec laquelle les enfants chantaient le Birkat Hamazon après le déjeuner. Je  m’en souviens si bien que depuis les événements de Toulouse, je l’entends constamment dans ma tête.

Je me souviens du spectacle que j’avais produit avec ma classe de filles : un extrait du Violon sur le Toit, Traditions…. Elles chantaient et dansaient et moi je pleurais de joie : elles étaient si belles, si talentueuses.

Je me souviens du jour où j’ai emmené filles et garçons voir Amadeus de Milos Forman, de la fois où on a vu L’Aigle à Deux Têtes de Jean Cocteau parce qu’on l’étudiait en classe, de la première sortie de ski d’Ozar Hatorah… en pantalon et jupe par-dessus, pour rester modestes… du premier voyage d’échange scolaire avec Ozar Hatorah Créteil…

Je me souviens du groupe d’étude de Talmud-Torah pour femmes que dirigeait Rav’ Alain Levy : jamais je n’avais autant éprouvé de plaisir à l’étude de textes bibliques… et si je ne me souviens pas de tout, je me souviens quand même de la raison pour laquelle Berechit commence par la lettre Beth…

Je me souviens du regard indulgent et rieur de Jean-Paul Amouyelle quand il visitait Ozar Hatorah Toulouse: son regard exprimait toute la tendresse du monde pour les enfants d’Ozar Hatorah.

Je me souviens de la fierté de l’école,  lorsqu’une élève obtint 20 en philo au bac !

Je me souviens de la cuisinière d’Ozar Hatorah, qui m’a maternée pendant toute ma grossesse : si je disais « cela sent bon », de suite elle m’amenait un morceau du plat qu’elle préparait à goûter… un privilège de la femme enceinte selon sa tradition marocaine.

Je me souviens des pétards de Pourim en 1990, alors que l’école était enfin dans le bâtiment de la rue Jules Dalou. J’étais venue avec mon fils, qui avait trois mois. Il a dormi pendant les deux heures de la fête, au milieu du bruit, des chants, des jeux, des explosions de pétard. Quand je suis sortie dans la rue Dalou pour regagner la voiture, le silence l’a réveillé !

Je me souviens de la visite de mon beau-frère et de ma belle-sœur, de Moscou, dont c’était le premier voyage à l’Ouest. Ils sont venus participer à un cours d’histoire d’une classe de première et ont répondu aux questions des élèves. Je faisais la traduction.

Je me souviens de Rav’ Naftali Lhotte z’’l... il incarnait la tolérance, le savoir et la sensibilité avec un grand sens de l’humour. Les élèves adoraient ses cours de Kodech et les professeurs ne voulaient jamais que les discussions avec lui se terminent.

Je me souviens des élèves qui babysittaient mon fils le samedi soir. L’une d’entre elles a maintenant deux enfants et s’est mariée avec le jeune homme à qui je l’ai présentée… Ma plus belle mitzvah !

Je me souviens des parents d’Ozar Hatorah : de leur gentillesse, de leur amitié, de leurs sourires devant les progrès de leurs enfants.

Je me souviens des questions que me posaient mes collègues conférenciers à Barcelone en février 1992 : je participais à un séminaire sur l’Histoire et le cinéma – mon sujet de thèse de Science Po- et mon badge disait : Sarah Diligenti, Lycee Ozar Hatorah Toulouse. Ils étaient tous professeurs en université, j’étais l’exception…

Je me souviens de Rav’ Monsonego et de sa femme, de leur simplicité et de leur joie dans la transmission de la Torah : de les revoir dans leur douleur sur l’écran de mon ordinateur, effondrés et forts à la fois dans le plus grand malheur qui puisse frapper des parents, mes larmes ont coulé sans s’arrêter et j’aurais voulu pouvoir défaire le sort, remonter les aiguilles du temps, arrêter le temps, empêcher le mal.

Je me souviens de tous ces enfants : ceux pour qui Ozar Hatorah était l’ultime recours et qui ont eu le bac alors que le système traditionnel ne leur donnait aucune chance ; ceux pour qui Ozar Hatorah était la suite logique du Gan Rachi ; ceux dont les parents avaient fait t’chouvah et redécouvraient les valeurs du judaïsme ; ceux dont les parents voulaient qu’ils sachent qu’ils pouvaient être fiers d’être juifs ; ceux qui avaient déjà entendu des propos antisémites et que leurs parents voulaient protéger, à juste titre ; celui qui courait tous les matins de chez lui à Ozar Hatorah, par amour du sport ; celui qui avait toujours « une question plus loin » ; celle qui est morte d’un accident de la route et celle qui est morte du cancer de la peau, z’’l –jamais je ne vous oublierai ; ces frères qui étaient comme le jour et la nuit ; ces autres frères dont la timidité était légendaire, autant que l’amour du football ; celle qui partit en yeshiva ; celle qui passa un trimestre en Eretz Israel au lycée français ; celle dont la réserve et la timidité la vêtait de gris-bleu et que j’ai revue, bouton de rose bouclé, pleine d’assurance et de savoir, enseignante à la faculté de droit, Mazel Tov !; celle que j’ai revue en décembre 2010 dans son magasin de vêtements pour bébé, le cœur sur la main, la gentillesse incarnée ; celles pour lesquelles mon cœur se brisa quand elles perdirent leur père très soudainement ; vous tous, enfants de la Torah, enfants d’Ozar Hatorah, vous êtes le Trésor même de la Torah.

Je me souviens de la peine avec laquelle j’ai dû prendre la décision de quitter Ozar Hatorah en 1993, à cause de mes circonstances familiales : divorcée, avec un enfant, il fallait que je trouve une position différente.

Je me souviens de bien plus encore et depuis lundi les souvenirs reviennent en masse, comme une marée longtemps contenue et qui déferle dans ma mémoire.

Je me souviens d’Ozar Hatorah Toulouse… l’école où j’ai appris autant que j’ai enseigné, mon meilleur souvenir d’enseignante : jamais une autre école dans ma carrière ne l’a égalée !

Monday, March 5, 2012

Lectures d'Hiver

Peu d’entre vous savent que depuis la mi-novembre, j’ai quitté mon poste à l’Alliance Française pour me consacrer au parcours du combattant que représentent les prochains 18 mois: préparer une entrée en université américaine n’est pas une sinecure pour des parents habitués soit au système français, soit au système britannique… L’avantage de cette halte, c’est qu’elle m’a permis de retrouver mon rythme de lecture du temps où je fréquentais les bancs des amphis de la fac de droit et de Science Po. En moyenne, je lis un livre tous les deux jours. Et comme cette année, le mois d’octobre marquera le cinquantenaire de ma naissance, je ressens un certain plaisir à me dire que finalement mes neurones marchent toujours.

Parmi mes lectures de ces derniers mois, des nouveautés dont je reparlerais dans de prochaines revues littéraires, mais sachez qu’Emmanuel Carrère a enfin dépassé l’étude approfondie de son nombril et a publié deux oeuvres révélatrices de ce tournant: D’autres vies que la mienne, bien sûr, mais aussi le livre pour lequel il a obtenu le Prix Renaudot, Limonov, qui, pour le coup, aurait pu être sous-titré Un roman russe, si l’auteur n’avait déjà utilisé ce titre à mauvais escient pour un livre précédent. Emmanuel Carrère méritait le Goncourt, mais comme toujours la politique régit et règne et ce fut L’art français de la guerre qui fut récompensé, ou non pas tant ce livre (qui rappelle quand même, par son sujet, Les Bienvaillantes, Prix Goncourt 2006, de Jonathan Littel), que la maison Gallimard dont on fêtait en 2011 le centenaire… Une autre sortie de la rentrée litttéraire 2011 qui aurait mérité au moins le Renaudot, Rien ne s’oppose à la nuit, de Delphine de Vigan. Un livre mémoire plus que confidence, un livre hommage mais aussi enquête sur une mère, celle de l’auteure, à la fois trop et mal aimée par ses parents, son époux et elle-même et qui fera vivre un vrai cauchemar à ses deux filles. Je n’en dis pas plus, car je ne veux pas dévoiler certains éléments poignants du livre, dès la première page d’ailleurs.

Un livre qui ne m’a vraiment pas emballée, alors que c’est un best-seller en France: L’homme qui voulait être heureux, de Laurent Gournelle. J’ai déjà du mal (beaucoup) avec Marc Lévy et Guillaume Russo, mais j’ai eu encore plus de mal à arriver à la fin du livre de Laurent Gournelle. Ou bien tous les Français sont vraiment déprimés, au-delà même des chiffres de leur consommation d’anti-dépresseurs – la plus élevée du monde-, ou bien ils ont vraiment perdu tout sens de la spiritualité et/ou toute foi, mais que peuvent-ils trouver à ce livre qui se veut un remake, mal écrit et fort tristounet, de Eat Pray Love, version mâle malheureux? Littérature, cela n’en est point. “Self-Help” psycho-spirituelle, plutôt, avec une touche New Age et altermondialiste, voire écolo, pour ratisser le plus possible d’audience (et donc encore mieux vendre le livre). Voilà donc un livre dont on sent qu’il est écrit dans un but de marketing sous fine couche d’intellectualisme et de psychologie…

Pour me remettre de ne pas avoir accroché au boniment de Laurent Gournelle, je suis revenue à des écritures plus classiques. Relire Dostoievski ne fait de mal à personne… surtout quand il se moque des Français, comme c’est le cas dans Le Joueur.  Quand il écrit : “Le Français est rarement aimable de premier jet; on dirait toujours qu’il est aimable par ordre, par calcul” on pense à Joachim du Bellay qui avait si bien su croquer les courtisans de Rome dans ses Regrets:

“Marcher d’un grave pas et d’un grave sourcis

Et d’un grave souris à chacun faire fête (…)

Seigneuriser chacun d’un baisement de main (…)”


Cependant Dostoievski lui-même ne devait pas être facile à vivre… Ni très aimable d’ailleurs... En témoignent certaines lettres qu’il envoie à sa femme, alors même qu’il se ruine à la roulette dans les casinos des spas allemands.

J’ai ensuite découvert The White Guard, de Mikhail Bulgakov, l’écrivain préféré de Staline, mais qui n’en a pas moins souffert de l’oppression, de la censure et de la terreur des années 30. Bulgakov est surtout connu pour son superbe roman, Le Maître et Marguerite, où le Diable, Marguerite et même Ponce Pilate déambulent dans le Moscou des années 30, dans ce Jardin des Patriarches, devenu lieu culte depuis. The White Guard, en revanche, se situe à Kiev, juste après la fin de la Première Guerre Mondiale et juste au moment où l’avalanche bolchevique va mettre l’Ukraine à feu et à sang pendant la guerre civile. C’est un Bulgakov différent qui écrit, inspiré par sa propre famille et sa propre vie pendant cette période. La description de Kiev – qui n’est d’ailleurs jamais nommée autrement que par “the City”-  occupe tout le chapitre 4. Si vous ne devez lire qu’un chapitre, il faut que ce soit celui-là!  De facture poétique,  le lecteur ressent l’amour que le narrateur, Dr. Alexei Turbin – qui n’est autre que Bulgakov dans une vie avant la Révolution- exprime pour sa ville natale: “Beautiful in the frost and mist-covered hills above the Dniepr, the life of the City hummed and steamed like a many layered honeycomb.” A la lecture de The White Guard, le lecteur ne peut s’empêcher de penser à un autre docteur, Docteur Jivago, de Boris Pasternak, écrit bien plus tard, mais qui partage un certain nombre de similarités presque troublantes, tant dans la personnalité du narrateur –un docteur- que dans certaines descriptions et dans la composition de la famille.

Parmi les autres livres lus cet hiver et qui m’ont enchantée par le style et par l’histoire, Le petit garcon de Philippe Labro. J’avais oublié combien Philippe Labro écrivait bien, combien il savait mettre par écrit ses talents de raconteur et de journaliste pour produire une prose émouvante, souvent inspirée de son histoire familiale et personnelle, mais jamais exhibitionniste, et toujours avec beaucoup de tendresse comme ce passage:  On n’a pas l’habitude de dire adieu à quoi que ce soit à l’âge qui était le mien, et j’ignorais que “la montée à Paris” pût être l’occasion de ma première blessure de nostalgie, ce moment implacable où un événement vous arrache à quelque chose que vous aimiez et dont vous aviez eu la faiblesse de croire  que cela durerait toute la vie.” Et dans ce livre, par deux ou trois fois, Philippe Labro évoque le pouvoir des mots, un pouvoir dont nous avons effacé le souvenir dans l’usage que nous en faisons aujourd’hui: “Les mots ont un poids (…). Il y en a qui font dix grammes, et d’autres cent kilos. Il faut savoir les estimer. Vous devez porter en chacun de vous un petite balance interne qui les soupèse avant usage.” Qui n’a jamais entendu ses parents lui dire: “Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler”…?

Le petit garcon ouvre ainsi une longue liste de livres écrit par Philippe Labro, sur son enfance, son adolescence: Quinze ans, son séjour aux Etats-Unis, en Virginie où il fut L’Etudiant Etranger, et encore au Colorado où il passa un Eté dans l’Ouest avec des bûcherons pour gagner de quoi continuer ses études, avant de retourner en France et de tenter sa plume de journaliste lors d’ Un début à Paris, entre 1958 et 1962, sous l’épée de Damoclès de la guerre d’Algérie.

Je finis l’hiver en relisant les oeuvres d’Alain Mabanckou, écrivain congolais (Brazzaville) qui lui aussi sait manier la plume et les mots, avec, de surcroi, un humour irrévérencieux qui rappelle Voltaire, et une manie de parsemer les propos de ses narrateurs de références littéraires qui laisse le lecteur pantois devant sa connaissance de la littérature mondiale. Si vous n’avez rien lu de lui, commencez par Black Bazar, mais tentez la nouveauté en lisant aussi Verre Cassé, dans lequel Mabanckou laisse son narrateur recourir du début à la fin du roman à la technique dite de “stream of consciousness”, en une savante démonstration de la richesse de la littérature-oralité.
© Mars 2012, paru in: La Plume d’WAA