Wednesday, May 30, 2012

LIMONOV, par Emmanuel Carrère

Je n’avais vraiment pas envie de lire un énième livre écrit par Emmanuel Carrère.  J’avais tout lu jusqu’à Un roman russe et ce roman russe qui n’en est pas un du tout, m’avait tellement déplu, qu’il m’en avait même dégoûtée de la lecture et je n’ai rien lu pendant tout l’été 2010. Or, du temps où je travaillais à plein temps, je lisais un livre par semaine. C’est dire que ce fut une interruption qui relevait du surréalisme pour moi. Cette contemplation de son nombril, cette exposition de sa relation intime  relevant de la violence domestique, avec une jeune femme, la publication de cette nouvelle sadomasochiste, qui tient le lecteur pour voyeur-né, parue dans Le Monde d’abord, puis au centre même du roman, tout cela m’avait donné une grosse envie de vomir, et même le fait qu’il ait offert à sa mère la révélation publique du cadavre dans le placard de la famille ne peut effacer, encore maintenant, tout le dégoût que j’avais ressenti. Une lente réadaptation aux mots, aux phrases s’en est suivie grâce à la Bande Dessinée.

J’avais lu tous les livres d’Emmanuel Carrère, et tous m’avaient semblé aussi étrange que le bonhomme lui-même, que j’avais rencontré et accompagné lors de son séjour à Washington en 2000. Sombre, peu loquace, fier voire même plutôt orgueilleux, condescendant de timidité et de certitudes, il savait impressionner et s’en servait pour établir une distance qui se voulait aristocratique entre lui et le reste du monde (les auditeurs venus l’entendre à l’AF), mais qui jetait immédiatement un froid sibérien… C’est le moins qu’on puisse dire. De La moustache et La classe de neige, j’ai retenu une fascination pour la morbidité que n’a fait que confirmer L’adversaire, même si ce livre a été comparé, trop généreusement, par certains critiques, à  In Cold Blood  de Truman Capote.

Il a ensuite écrit D’autres vies que la mienne, et finalement Limonov. Le titre a tout de suite émoustillé ma curiosité. Ayant vécu en URSS du temps de Gorbatchev, tout ce qui touche de près ou de loin la Russie m’interpelle et je lis tout ce qui sort sur le sujet : soit des auteurs étrangers parlant de la Russie actuelle ou historique, soit les nouveaux écrivains russes que la chute du communisme a libéré du bâillon de la censure ou du haut-parleur académique. Limonov, c’est un monument de l’URSS et de la Russie. C’est un être multidimensionnel, polyvalent (et polyglotte), un chaméléon politique et sociétal s’il en est. Il a traversé la seconde moitié du XXème siècle et entamé le XXIème à la façon d’une  comète dont on ne sait jamais quelle catastrophe l’accompagne : « On était habitué, en ce temps-là, à ce que les dissidents soviétiques soient des barbus graves et mal habillés, habitant de petits appartements remplis de livres et d’icônes où ils passaient des nuits entières à parler du salut du monde par l’orthodoxie ; on se retrouvait devant un type sexy, rusé, marrant, qui avait l’air À la fois d’un marin en bordée et d’une rock-star. On était en pleine vague punk, son héros revendiqué était Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols. (…) Il aimait la bagarre, il avait un succès incroyable avec les filles. Sa liberté d’allures et son passé aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions. »

De sa petite enfance entre un père « gendarme » et une mère, fille d’ennemi du peuple mais qui avait obtenu l’absolution en se battant pour la Mère Russie, on peut dire qu’elle fut dure. Non seulement en raison des circonstances (2eme Guerre et après-guerre), mais aussi parce qu’émotionnellement, Edouard Limonov ne sera jamais sevré : son père s’efface devant sa mère et celle-ci cautionne la violence de l’éducation communiste, le culte de l’homme fort : « Elle prend toujours contre son petit garçon le parti de ses adversaires. Si on l’a battu, elle ne le console pas mais félicite l’agresseur : ainsi deviendra-t-il un homme, pas une femmelette. »  Edouard semble aussi né avec un gène russe particulier : il sait boire. « Edouard peut descendre un litre de vodka à l’heure, à raison d’un grand verre de 250 grammes tous les quarts d’heure. Ce talent de société lui permet d’épater [tout le monde] et de gagner des paris qui lui font de l’argent de poche. Il lui permet de tenir aussi les marathons d’ivrognerie que les Russes appellent Zapoï. »

Il fréquente les gangsters, criminels de droit commun qui abondaient dans la Russie communiste, célèbres pour leur violence (scène de viol), mais aussi quelques excentriques qui lui font retrouver l’amour de la lecture et celui de la poésie (autre gène russe), fait une tentative de suicide, se retrouve en hôpital psychiatrique, puis part a Kharkov, devient tailleur, se met en ménage avec sa première « copine » et atterrit à Moscou en 1968, à 25 ans, ayant déjà vécu de multiples vies, et ayant déjà découvert que l’homme à abattre –car Limonov est jaloux de  tous et de tout !-  était Joseph Brodsky, le poète russe qui lui aussi s’exilera aux Etats-Unis et qui obtiendra d’ailleurs le Prix Nobel de Littérature.

Emmanuel Carrère a pris le parti de construire son livre, cette biographie de Limonov, de manière chronologique mais aussi géographique, détaillant chaque période de la vie de Limonov en fonction de son lieu de résidence : Ukraine, Moscou, New York, Paris entre 1943 et 1989. Ces parties de la vie de Limonov sont riches en détails et anecdotes, souvenirs et extraits de livres sur lesquels l’auteur se base pour rédiger une biographie romancée qui devient petit à petit un vrai roman. Les 4 premières parties du livre sont peut-être les meilleures.

De 1989 à 2009, la vie de Limonov se politise par des prises de position très pan-slaves : participation à la guerre du côté des Serbes ; retour un peu désillusionné en Russie, surtout au plan de la vie intellectuelle ; coup de Moscou auquel il aurait voulu participer activement ; découverte du chamanisme dans l’Altaï et emprisonnement après la création d’un groupe politique, le parti national-bolchevique et son journal Limonka, « ça a été la contre-culture de la Russie, la seule. »…

Ce livre n’a pas empêché son auteur de recourir à ce que j’appelle son « narcissisme ». Narcissique, Emmanuel Carrère l’est, mais ce livre, même s’il est parsemé d’informations concernant soit lui-même, soit sa mère, soit son cercle d’amis, n’est pas empreint de lourdeur, d’impudeur exhibitionniste de la part de l’auteur comme ce fut le cas dans Un roman russe. On sent qu’Emmanuel Carrère a avec Limonov, une relation comme celle que Limonov imaginait avoir avec Brodsky et même avec Soljénitsyne : « Mon idéal était de devenir un grand écrivain, je me sentais à des années-lumière de cet idéal et le talent des autres m’offensait. (…) Plus je lisais [Limonov], plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre… » : Jalousie, admiration, haine /amour. La tentation de la spirale de l’échec est une constante chez Emmanuel Carrère (complexe vis-à-vis de sa mère) et chez Limonov (tentative de suicide). Narcissisme et histrionisme, surtout chez Limonov, sont mis en valeur par la plume d’Emmanuel Carrère qui arrive enfin à transcender l’observation de son seul nombril en disséquant celui d’un autre, qui n’est peut-être que le double rêvé, celui qu’il aurait voulu être.

Prix Renaudot 2011. Il méritait le Prix Goncourt.
© Sarah Diligenti, Pour La Plume d'WAA, Mars 2012