J’avais lu tous les livres
d’Emmanuel Carrère, et tous m’avaient semblé aussi étrange que le bonhomme
lui-même, que j’avais rencontré et accompagné lors de son séjour à Washington
en 2000. Sombre, peu loquace, fier voire même plutôt orgueilleux, condescendant
de timidité et de certitudes, il savait impressionner et s’en servait pour
établir une distance qui se voulait aristocratique entre lui et le reste du monde
(les auditeurs venus l’entendre à l’AF), mais qui jetait immédiatement un froid
sibérien… C’est le moins qu’on puisse dire. De La moustache et La
classe de neige, j’ai retenu une fascination pour la morbidité que n’a fait
que confirmer L’adversaire, même si ce livre a été comparé, trop
généreusement, par certains critiques, à In Cold Blood de
Truman Capote.
Il a ensuite écrit D’autres
vies que la mienne, et finalement Limonov. Le titre a tout de suite
émoustillé ma curiosité. Ayant vécu en URSS du temps de
Gorbatchev, tout ce qui touche de près ou de loin la Russie m’interpelle et je
lis tout ce qui sort sur le sujet : soit des auteurs étrangers parlant de
la Russie actuelle ou historique, soit les nouveaux écrivains russes que la
chute du communisme a libéré du bâillon de la censure ou du haut-parleur
académique. Limonov, c’est un monument de l’URSS et de la Russie. C’est un être
multidimensionnel, polyvalent (et polyglotte), un chaméléon politique et
sociétal s’il en est. Il a traversé la seconde moitié du XXème siècle et entamé
le XXIème à la façon d’une comète dont
on ne sait jamais quelle catastrophe l’accompagne : « On était habitué, en ce temps-là, à ce que
les dissidents soviétiques soient des barbus graves et mal habillés, habitant
de petits appartements remplis de livres et d’icônes où ils passaient des nuits
entières à parler du salut du monde par l’orthodoxie ; on se retrouvait
devant un type sexy, rusé, marrant, qui avait l’air À la fois d’un marin en
bordée et d’une rock-star. On était en pleine vague punk, son héros revendiqué
était Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols. (…) Il aimait la bagarre, il
avait un succès incroyable avec les filles. Sa liberté d’allures et son passé
aventureux en imposaient aux jeunes bourgeois que nous étions. Limonov était
notre barbare, notre voyou : nous l’adorions. »
De sa petite enfance entre un
père « gendarme » et une mère, fille d’ennemi du peuple mais qui
avait obtenu l’absolution en se battant pour la Mère Russie, on peut dire
qu’elle fut dure. Non seulement en raison des circonstances (2eme Guerre et
après-guerre), mais aussi parce qu’émotionnellement, Edouard Limonov ne sera
jamais sevré : son père s’efface devant sa mère et celle-ci cautionne la
violence de l’éducation communiste, le culte de l’homme fort : « Elle prend toujours contre son petit garçon
le parti de ses adversaires. Si on l’a battu, elle ne le console pas mais
félicite l’agresseur : ainsi deviendra-t-il un homme, pas une femmelette. » Edouard semble aussi né avec un gène russe
particulier : il sait boire. « Edouard
peut descendre un litre de vodka à l’heure, à raison d’un grand verre de 250
grammes tous les quarts d’heure. Ce talent de société lui permet d’épater [tout
le monde] et de gagner des paris qui lui font de l’argent de poche. Il lui
permet de tenir aussi les marathons d’ivrognerie que les Russes appellent Zapoï. »
Il fréquente les gangsters,
criminels de droit commun qui abondaient dans la Russie communiste, célèbres
pour leur violence (scène de viol), mais aussi quelques excentriques qui lui
font retrouver l’amour de la lecture et celui de la poésie (autre gène russe),
fait une tentative de suicide, se retrouve en hôpital psychiatrique, puis part
a Kharkov, devient tailleur, se met en ménage avec sa première
« copine » et atterrit à Moscou en 1968, à 25 ans, ayant déjà vécu de
multiples vies, et ayant déjà découvert que l’homme à abattre –car Limonov est
jaloux de tous et de tout !- était Joseph Brodsky, le poète russe qui lui
aussi s’exilera aux Etats-Unis et qui obtiendra d’ailleurs le Prix Nobel de
Littérature.
Emmanuel Carrère a pris le
parti de construire son livre, cette biographie de Limonov, de manière
chronologique mais aussi géographique, détaillant chaque période de la vie de
Limonov en fonction de son lieu de résidence : Ukraine, Moscou, New York,
Paris entre 1943 et 1989. Ces parties de la vie de Limonov sont riches en détails
et anecdotes, souvenirs et extraits de livres sur lesquels l’auteur se base
pour rédiger une biographie romancée qui devient petit à petit un vrai roman.
Les 4 premières parties du livre sont peut-être les meilleures.
De 1989 à 2009, la vie de
Limonov se politise par des prises de position très pan-slaves :
participation à la guerre du côté des Serbes ; retour un peu désillusionné
en Russie, surtout au plan de la vie intellectuelle ; coup de Moscou
auquel il aurait voulu participer activement ; découverte du chamanisme
dans l’Altaï et emprisonnement après la création d’un groupe politique, le
parti national-bolchevique et son journal Limonka, « ça a été la contre-culture de la Russie, la seule. »…
Ce livre n’a pas empêché son
auteur de recourir à ce que j’appelle son « narcissisme ».
Narcissique, Emmanuel Carrère l’est, mais ce livre, même s’il est parsemé
d’informations concernant soit lui-même, soit sa mère, soit son cercle d’amis,
n’est pas empreint de lourdeur, d’impudeur exhibitionniste de la part de l’auteur
comme ce fut le cas dans Un roman russe. On sent qu’Emmanuel Carrère a
avec Limonov, une relation comme celle que Limonov imaginait avoir avec Brodsky
et même avec Soljénitsyne : « Mon
idéal était de devenir un grand écrivain, je me sentais à des années-lumière de
cet idéal et le talent des autres m’offensait. (…) Plus je lisais [Limonov],
plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre… » : Jalousie,
admiration, haine /amour. La tentation de la spirale de l’échec est une
constante chez Emmanuel Carrère (complexe vis-à-vis de sa mère) et chez Limonov
(tentative de suicide). Narcissisme et histrionisme, surtout chez Limonov, sont
mis en valeur par la plume d’Emmanuel Carrère qui arrive enfin à transcender
l’observation de son seul nombril en disséquant celui d’un autre, qui n’est
peut-être que le double rêvé, celui qu’il aurait voulu être.
Prix Renaudot 2011. Il méritait
le Prix Goncourt.
© Sarah Diligenti, Pour La Plume d'WAA, Mars 2012