Friday, October 23, 2015

Juliette Binoche est Antigone au Kennedy Center





 Photo by Jan Versweyveld

Antigone interprétée par Juliette Binoche, c’est en soi tout un programme. En effet, Antigone, dans la tragédie grecque, est une adolescente. Juliette Binoche réussit la gageure de faire croire au spectateur qu’elle est vraiment cette adolescente rebelle, qui vient de perdre ses frères, qui est orpheline et dont la lourde hérédité (après tout, elle est à la fois la fille et la sœur d’Œdipe) est intrinsèquement une malédiction familiale.

La nouvelle mise en scène au Kennedy Center, dirigée par le metteur en scène Belge Ivo van Hove dans une traduction  anglaise récente par Anne Carson, elle-même une poétesse reconnue et primée, n’a pas eu l’air de convaincre le public, -conservateur il faut bien l’avouer-, de Washington DC, lors de la première, jeudi 22 octobre. Les applaudissements furent épars et il n’y eut pas de rappel. Quelle déception  pour les acteurs, pour le metteur en scène et aussi pour le Kennedy Center ! Le « Center for the Perfoming Arts » essaie laborieusement et avec foi de séduire le public washingtonien en lui présentant des pièces authentiquement contemporaines et ancrées dans la réalité, depuis l’arrivée de Deborah Rutter en 2014 (qui a succédé à Michael Kaiser). Déjà, en septembre dernier, les quarante-cinq dernières minutes –silencieuses- du puissant monologue de Wajdi Mouawad,  « Seuls », avaient quelque peu  décoiffé le public peu habitué à des performances de « body art » ou à un déferlement de souffrance intérieure  ainsi picturalement manifesté. 

Antigone  s’inscrit dans cette volonté d’ouverture et de reconnaissance de la création contemporaine : des costumes résolument réels grâce auxquels le spectateur même réticent peut comprendre que la tragédie de Sophocle transcende temps et lieu, jusqu’au costume d’homme d’affaires de Créon qui n’est pas sans rappeler que le corporatisme est une forme de fascisme… un pied de nez involontaire du metteur en scène qui ignore probablement les arcanes de la politique washingtonienne ; une utilisation géniale de vidéos en arrière-plan, pour représenter la foule thébaine, métaphore de cette majorité silencieuse traditionnelle qui murmure contre Créon comme elle murmure peureusement contre les tyrans, ou pour illustrer le désert physique et moral dans lequel Créon se retrouve finalement ; une musique faite d’élancements de vents, de gémissements sourds et de chansons country rappelant certains films des années 80 et 90 – on pense à Paris, Texas ou à Bagdad Café- ; un soleil meurtrier comme celui de L’étranger de Camus mis en évidence de manière magistrale par la roue-temps et par les jeux de lumière… toute la mise en scène tend à prouver qu’ Antigone, tragédie antique, est encore d’actualité.

Il y a cependant des faiblesses et la première, la plus dérangeante aussi, concerne l’utilisation des micros par les acteurs. Certes, ces amplificateurs de voix sont bien cachés, mais l’écho quasi-permanent noie certaines paroles, y compris lorsque les acteurs crient. Ils sont parfois inaudibles et on pense avec nostalgie à l’amphithéâtre d’Epidaure…  Juliette Binoche a bougé son micro sans le vouloir probablement ; pendant 30 secondes on ne l’a plus entendue… L’avant-scène avec le sofa et les meubles de bureau n’est pas très avenante. On a comme l’impression que le respect de l’unité de lieu a eu du mal à se moderniser : cet intérieur qui n’en est pas un semble touffu par rapport au reste de l’espace scénique qui sert d’extérieur, de place publique – d’agora-, de grand chemin… Le chœur, quant à lui, est trop dispersé et le spectateur non initié ne sait pas trop qui parle… Que le prophète aveugle ne soit pas aveugle n’est pas une entorse qu’on reprochera au metteur en scène, mais le chœur aurait mérité une identité plus marquée.

Le jeu des acteurs, quant à lui, est remarquable. Eurydice fait penser à une Tilda Swinton vieillie mais toujours majestueuse dans sa sobriété vestimentaire : très beau choix ici de matières nobles comme le cachemire et le tweed, et sans sa parcimonie gestuelle… Un moment de tendresse qui ne se concrétise pas lorsqu’Eurydice approche sa main de celle de Créon est empreint d’une émotion proche de la douleur. Créon, quant à lui, avec son crâne rasé, a tout du skin-head patriarcal et fascisant ; Anne Carson a pris quelques libertés d’humour presque britannique dans sa traduction du texte de Sophocle et cela donne une relative légèreté aux paroles graves de Créon, soulevant quelques rires au détriment de la tragédie et de ses thèmes. Autant l’on  comprend que la traduction permette au Garde d’évacuer sa peur par des répliques qui relèvent presque d’un épisode de Seinfeld, autant  la misogynie de Créon – une misogynie du contexte grec antique-, glaciale et même morbide, méritait un traitement moins léger.

La pièce est réellement portée par Créon et Antigone, c’est-à-dire par Patrick O’Kane et Juliette Binoche, un duo que l’on a envie de voir jouer ensemble dans une autre œuvre théâtrale.

23 octobre 2015.