Photo by Jan Versweyveld
Antigone interprétée par Juliette Binoche, c’est en soi tout un programme. En effet, Antigone, dans la tragédie grecque, est une adolescente. Juliette Binoche réussit la gageure de faire croire au spectateur qu’elle est vraiment cette adolescente rebelle, qui vient de perdre ses frères, qui est orpheline et dont la lourde hérédité (après tout, elle est à la fois la fille et la sœur d’Œdipe) est intrinsèquement une malédiction familiale.
La nouvelle mise
en scène au Kennedy Center, dirigée par le metteur en scène Belge Ivo van Hove
dans une traduction anglaise récente par
Anne Carson, elle-même une poétesse reconnue et primée, n’a pas eu l’air de convaincre
le public, -conservateur il faut bien l’avouer-, de Washington DC, lors de la
première, jeudi 22 octobre. Les applaudissements furent épars et il n’y eut pas
de rappel. Quelle déception pour les acteurs, pour le metteur en scène et
aussi pour le Kennedy Center ! Le « Center for the Perfoming Arts »
essaie laborieusement et avec foi de séduire le public washingtonien en lui présentant
des pièces authentiquement contemporaines et ancrées dans la réalité, depuis l’arrivée
de Deborah Rutter en 2014 (qui a succédé à Michael Kaiser). Déjà, en septembre
dernier, les quarante-cinq dernières minutes –silencieuses- du puissant
monologue de Wajdi Mouawad, « Seuls »,
avaient quelque peu décoiffé le public
peu habitué à des performances de « body art » ou à un déferlement de
souffrance intérieure ainsi
picturalement manifesté.
Antigone s’inscrit dans cette volonté d’ouverture et de
reconnaissance de la création contemporaine : des costumes résolument
réels grâce auxquels le spectateur même réticent peut comprendre que la tragédie
de Sophocle transcende temps et lieu, jusqu’au costume d’homme d’affaires de Créon
qui n’est pas sans rappeler que le corporatisme est une forme de fascisme… un
pied de nez involontaire du metteur en scène qui ignore probablement les
arcanes de la politique washingtonienne ; une utilisation géniale de vidéos
en arrière-plan, pour représenter la foule thébaine, métaphore de cette majorité
silencieuse traditionnelle qui murmure contre Créon comme elle murmure
peureusement contre les tyrans, ou pour illustrer le désert physique et moral
dans lequel Créon se retrouve finalement ; une musique faite d’élancements
de vents, de gémissements sourds et de chansons country rappelant certains
films des années 80 et 90 – on pense à Paris, Texas ou à Bagdad Café- ; un
soleil meurtrier comme celui de L’étranger de Camus mis en évidence de manière
magistrale par la roue-temps et par les jeux de lumière… toute la mise en scène
tend à prouver qu’ Antigone, tragédie antique, est encore d’actualité.
Il y a cependant
des faiblesses et la première, la plus dérangeante aussi, concerne l’utilisation
des micros par les acteurs. Certes, ces amplificateurs de voix sont bien
cachés, mais l’écho quasi-permanent noie certaines paroles, y compris lorsque
les acteurs crient. Ils sont parfois inaudibles et on pense avec nostalgie à l’amphithéâtre
d’Epidaure… Juliette Binoche a bougé son
micro sans le vouloir probablement ; pendant 30 secondes on ne l’a plus
entendue… L’avant-scène avec le sofa et les meubles de bureau n’est pas très
avenante. On a comme l’impression que le respect de l’unité de lieu a eu du mal
à se moderniser : cet intérieur qui n’en est pas un semble touffu par
rapport au reste de l’espace scénique qui sert d’extérieur, de place publique –
d’agora-, de grand chemin… Le chœur, quant à lui, est trop dispersé et le
spectateur non initié ne sait pas trop qui parle… Que le prophète aveugle ne
soit pas aveugle n’est pas une entorse qu’on reprochera au metteur en scène,
mais le chœur aurait mérité une identité plus marquée.
Le jeu des
acteurs, quant à lui, est remarquable. Eurydice fait penser à une Tilda Swinton
vieillie mais toujours majestueuse dans sa sobriété vestimentaire : très
beau choix ici de matières nobles comme le cachemire et le tweed, et sans sa
parcimonie gestuelle… Un moment de tendresse qui ne se concrétise pas lorsqu’Eurydice
approche sa main de celle de Créon est empreint d’une émotion proche de la
douleur. Créon, quant à lui, avec son crâne rasé, a tout du skin-head
patriarcal et fascisant ; Anne Carson a pris quelques libertés d’humour
presque britannique dans sa traduction du texte de Sophocle et cela donne une relative
légèreté aux paroles graves de Créon, soulevant quelques rires au détriment de
la tragédie et de ses thèmes. Autant l’on
comprend que la traduction permette au Garde d’évacuer sa peur par des répliques
qui relèvent presque d’un épisode de Seinfeld, autant la misogynie de Créon – une misogynie du
contexte grec antique-, glaciale et même morbide, méritait un traitement moins
léger.
La pièce est réellement
portée par Créon et Antigone, c’est-à-dire par Patrick O’Kane et Juliette
Binoche, un duo que l’on a envie de voir jouer ensemble dans une autre œuvre théâtrale.
23 octobre 2015.