Friday, June 8, 2012

L'albizzia


L’albizzia se trouvait-il déjà sur la propriété toulousaine ou ma mère l’y a-t-elle planté à notre installation définitive en France ? Je me souviens seulement de la vénération maternelle pour cet arbre, réminiscence d’un passé exotique aux Antilles, pâle imitation des flamboyants de Caspesterre.

Situé en face de notre terrasse écrasée de soleil, l’albizzia devient notre ombrelle naturelle. L’envergure de ses branches finit par atteindre le muret de pierres, puis la terrasse elle-même, mais ma mère a déjà installé une longue planche de tapissier et des tréteaux sous sa couronne car la table ordinaire ne suffit plus à regrouper, lors des longues soirées d’été, la famille et les nombreux amis des uns et des autres qui, par hasard ou non, se trouvent là au moment du dîner.
Observateur discret et muet, l’albizzia voit ainsi passer beaucoup de visiteurs d’un été à un autre, s’amuse beaucoup des discussions animées, des fous rires, des chansons, et surprend les jugements secrets que mes sœurs et moi échangeons d’un sourire en coin ou que nous nous chuchotons au risque de nous faire reprendre par ma mère qui ne supporte pas les « messes basses ».

L’albizzia de ma mère est un arbre-fleur, une coquetterie végétale naturelle, qui joue de ses feuilles comme une séductrice joue de ses longs cils. Lorsque le soleil disparaît derrière la maison des voisins et que s’approche lentement, venu de l’Est, le voile mauve de la nuit, l’albizzia referme ses feuilles-paupières. Ce qui enchante mes sœurs et moi, ce sont les grappes de fleurs rose pâle, aux longues étamines soyeuses qui ornent orgueilleusement ses branches dès les premières journées d’été. Nous en tressons des couronnes et des « leis » hawaïens vite flétris ; nous en décorons nos corsages et ceux de nos poupées, fabriquons des aigrettes dignes d’une douairière. Nous tentons -le plus souvent vainement- de les convertir en boucles d’oreille que nous prétendons être de précieux joyaux, ceux dont nous rêvons dans ces instants où le miroir nous laisse accroire que nous sommes princesses et non pas bergères. Mais tout comme les roses chères à Ronsard, les pompons soyeux de l’albizzia vivent ce que vivent les roses et s’écrasent silencieusement sur les tommettes provençales, fanés. Leurs doux fils ramollis se recroquevillent sous mes doigts et la viscosité légèrement humide des fibres me surprend tout d’abord, puis me répugne. Je découvre la mort au travers de cette primo décomposition végétale.
Le matin voit s’amonceler les cadavres... Les fleurs tombées pendant la nuit se dessèchent sous le soleil occitan. Parfois le vent les soulève ; elles vivent alors une deuxième vie dans ce sursaut de souffle chaud qui les transporte d’un bout à l’autre de la terrasse.
Ma mère ne supporte pas ce ballet disgracieux de fleurs-ballerines ridées et crispées, ni n’apprécie-t-elle leur métamorphose en algue glissante lorsque la pluie nocturne les agglutine. La terrasse doit demeurer vierge de tout affront, naturel ou humain. Elle me charge de balayer quotidiennement l’immense surface. Les fleurs-aigrettes, les fleurs-joyaux, perdent vite tout attrait lorsqu’elles deviennent corvée.
Cependant l’albizzia ne s’avoue pas pour autant vaincu par l’été moribond. La fleur soyeuse cède la place à de longues gousses. Ma mère sourit de nouveau, l’instant d’agacement disparu devant l’apparition des fruits de son arbre préféré, qui lui évoquent des gousses de vanille.  Ce qui lui importe, c’est la résurrection de sa mémoire visuelle, le maintien du lien maintenant plus mythique que charnel, qu’elle entretient, à travers l’albizzia, avec les quelques années antillaises de sa vie de femme.

© Sarah Diligenti 2007, Extrait de : Mes Arbres

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