Le temps ne s’étire jamais en longueur quand on lit un bon livre… L’été
s’avère propice aux lectures, surtout
lorsque le "derecho" nous prive de tout autre divertissement. Cependant, lire à la lumière blanche de ma
lampe de poche n’est plus aussi agréable que lorsque je lisais en cachette de
ma mère, sous mes draps, après la tournée d’ « extinction des
feux » qu’elle assurait manu militari. Maintenant, il me faut jongler
entre tenir le livre, la lampe de poche et les lunettes, tout en tournant les
pages. C’est peut-être le signe que je dois me rendre et acheter un
« e-book » !
Après avoir fini l’Histoire Amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin
dans la moiteur languide des journées de début juillet, -ce qui, ma foi,
s’accordait bien avec le libertinage dépeint par cet auteur du XVIIème siècle-,
j’entrepris de lire le deuxième livre d’Alina Bronsky, The Hottest Dishes of
the Tartar Cuisine. Alina Bronsky est une jeune auteure allemande,
d’origine russe, qui immigra en Allemagne à l’adolescence. Elle écrit en
allemand. Son premier livre, Broken Glass Park, m’avait bouleversée et
j’attendais impatiemment son deuxième. Pas de déception : Rosa Achmetowna,
la narratrice, est Tartare. Elle provoque la rage et la pitié du lecteur,
choqué de son manque de compassion à l’égard de sa fille, Sulfia, « (…) Sulfia wasn’t very gifted. In fact, to be honest, I’d say she was
rather stupid. And yet somehow she was my daughter –worse still, my only
daughter. (…) This daughter I did have was deformed and bore no resemblance to
her mother. (…) I only hoped that her singlemindedness might prove attractive
enough to some man that he wouldn’t notice her awful legs until the two of them
were already standing in front of a justice of the peace.” Mais Rosa est tout amour pour sa petite-fille,
Aminat, un amour constamment nuancé par l’agacement ou l’humour. Pour que sa
petite-fille connaisse une meilleure vie, Rosa
va « marier » Sulfia trois fois : son premier mari la
quitte pour une femme plus belle, son deuxième mari émigre en Israël avec la
fille qu’ils ont eue ensemble et son troisième mari, un Allemand probablement pédophile qui faisait
des recherches sur la cuisine tartare –d’où le titre du roman- devient très vite
veuf avant de mourir à son tour. Aminat est l’enjeu que se disputent Rosa et
Sulfia, mais ni l’une ni l’autre ne pourront se proclamer vainqueur :
Aminat disparait, fugue, et ne réapparaitra dans le roman qu’au travers d’une
émission de télévision allemande, type Star Académy. La fin du roman, tout
comme celle de son premier livre, laisse le lecteur perplexe : est-ce que
ce type de "fin sans fin" devient la signature des romans d’Alina Bronsky ?
Car dans les deux livres les héroïnes fuient… Ce qui est certain, c’est que ce
livre fera rire le lecteur, par son humour grinçant, noir, le narcissisme de
son héroïne Rosa et la manière dont elle croque les personnes qui l’entourent,
aux deux sens du terme !
I’m Every Woman, de Lonnae O’Neal Parker, est un recueil d’essais
sur la condition féminine de la femme noire américaine contemporaine. Ms.
Parker écrit dans le Washington Post et explore dans ce recueil les différences
de perception entre femmes blanches et femmes noires. Quand le débat porte sur
« working moms » et « stay-at-home moms », Ms. Parker
nous rappelle judicieusement que c’est un duel qui n’existe pas ou prou dans la
communauté noire américaine : souvent, les femmes noires étaient en charge
d’enfants blancs (The Help) et ne pouvaient même pas s’occuper de leurs propres
enfants, confiés aux grands-mères… La femme noire américaine ne se sent pas
concernée par ce débat « travaille/ne travaille pas » car elle a
toujours travaillé. Un des essais s’étend sur la question de la race :
« White Girl ? Cousin Kim Is Passing. But Cousin Lonnae
Doesn’t Want to Let Her Go. » En effet, la cousine de l’auteur est
métisse, mais peut “passer” pour blanche. Dans son lycée en Illinois, personne ne sait qu’elle est noire. « I was shocked to hear that Cousin Kim
considered herself white. I found out only because she had to fill out some
forms to get into community college. Because I asked her if they had a box for
race. (…) I was ready to tease her pointedly for checking off “other”. In
between. Not quite either. (…) I wasn’t
ready for “white”. Or that familiar sting of rejection.” Kim a les yeux bleus et la peau claire. Pour des
Blancs, elle est blanche. Un livre à lire pour mieux connaître la réalité d’une
femme noire américaine aux USA.
J’ai aussi découvert un petit joyau, The Wandering Falcon, le
premier roman de Jamil Ahmad, un fonctionnaire international qui a travaillé
pendant les années 50 dans ce que l’on appelle aujourd’hui, non sans un certain
trémolo de crainte dans la voix, « les territoires tribaux administrés
fédéralement », c’est-à-dire les territoires frontaliers entre le Pakistan
et l’Afghanistan, là où les Taliban ont installé leur fief et leur règne de
terreur. Dès le début, j’ai retrouvé
l’atmosphère du Désert des Tartares, de Dino Buzzati, avec son paysage
minéral et ses saisons de tempête de sable: « In
the tangle of crumbling, weather-beaten, and broken hills where the borders of
Iran, Pakistan and Afghanistan meet is a military outpost manned by about two
score soldiers. Lonely, as all
such posts are, this one is particularly frightening. No habitation for miles
around, and no vegetation (…), and no water (…). Nature has not remained content merely at
this. In this land, she has also created the dreaded bad-e-sad-o-bist-roz, the wind of a hundred and twenty days. (…) It
was but natural that some men would lose their minds after too long an exposure
to such desolation and loneliness.” Ce premier chapitre donne le ton général de ce roman qui peut aussi se lire
comme un recueil de nouvelles, à la manière d’ Olive Kitteridge,
d’Elizabeth Strout. Le héros, ce « wandering falcon » qui se nomme
Tor Baz, est présent dans chaque chapitre, soit physiquement, soit parce qu’on
l’évoque. C’est son destin que l’on suit, de sa naissance, enfant bâtard fruit
de l’adultère de sa mère avec l’homme qu’elle aime, à sa maturité, mais c’est
aussi l’histoire de cette région, de ces tribus nomades, avec leurs noms –comme
celui-ci, Afridi, qui est le nom d’une tribu mais aussi le nom de famille de
celui que les Pakistanais considèrent comme traître parce qu’il a renseigné les
Américains sur Osama à Abbotabad-, avec leurs lois, qui ne riment pas avec
justice, mais avec violence : « Refuge,
I cannot offer. I know your
laws well, and neither I nor any man of mine shall come between a man and the
laws of his tribe.” Ce livre qui
se déroule de la Deuxième Guerre Mondiale au début des années 60, dans un monde
de tribus de bergers, de gangs et de voleurs, où les femmes ont peu ou pas de
droits, se révèle peut-être comme étant la meilleure explication du drame
actuel que vit cette région soumise aux caprices de fanatiques religieux. Avec
l’émergence de frontières et de « pays nouveaux » là où il y avait
avant l’empire colonial britannique, c’est toute la culture nomadique qui
disparaît. Des bergers nomades dont la subsistance était assurée par la transhumance
saisonnière d’une région à l’autre, afin de permettre à leurs troupeaux de
paître, il ne reste rien. Ils ont été effacés au nom de la structure étatique.
Quelle nostalgie dans ces lignes qui expliquent que la bureaucratie
internationale a signé l’arrêt de mort de cette culture nomadique! :
« We are Powindas and belong to all
countries, or to none (…). Why
do we wish us to change? (…) There was no way for them to obtain travel
documents for thousands of their tribesmen; they had no birth certificates, no
identity papers or health documents. They could not document their animals. The
new system would certainly mean the death of a centuries-old way of life.” Peut-être
payons-nous le prix de l’imposition de notre préférence pour une vie sédentaire
et notre croyance têtue en les Etats-nations, un prix du sang qui monte aux
enchères du fanatisme chaque fois qu’un attentat-suicide a lieu en Afghanistan
ou au Pakistan. The Wandering Falcon sortira en "paperback" le 2 octobre.