Friday, March 23, 2012

Je me souviens... d'Ozar Hatorah Toulouse

Je me souviens de la première fois que j’ai découvert Ozar Hatorah à Toulouse: je produisais une émission culturelle sur Radio Communauté, Investigations, et pour le 8 Mars 1984, j’avais décidé d’interviewer plusieurs femmes de la communauté : des laïques et des frum. Je suis entrée dans l’école, située alors rue Roquelaine, et fut accueillie par les rires d’enfants heureux qui rentraient en classe après leur déjeuner et par le grand sourire et les yeux bleus pétillants de Claudine Levy, femme du Rav’ Alain Levy.

Je me souviens du jour où ils m’ont demandé si cela m’intéressait de venir enseigner dans leur école : Je remplaçais le technicien à Radio-Communauté et tentais d’expliquer au Rav’ Levy que s’il pouvait rester en face du micro sans davenen, les auditeurs entendraient mieux son commentaire de la paracha de la semaine…  

Je me souviens de la joie et de l’honneur que j’ai éprouvé à être pressentie pour enseigner à Ozar Hatorah. Je pouvais enseigner et continuer mes études, je devenais  indépendante financièrement ; le monde m’appartenait.

Je me souviens de mes premières classes à Ozar Hatorah Toulouse, quand l’école déménagea sur les bords du Canal du Midi : une classe de fille et une classe de garçons de 4ème, que j’ai retrouvées l’année suivante en 3ème et à qui j’enseignais l’histoire-géo et le français.

Je me souviens de l’accueil à bras ouverts que m’ont fait les professeurs de Kodech et de profane…

Je me souviens de cette élève de 4ème qui écrivait tellement bien en français : pour m’assurer de ne pas avoir fait preuve d’indulgence dans la notation de sa rédaction, je l’ai faite lire à un ami, professeur de lettres modernes à l’Université du Mirail, en lui demandant ce qu’il en pensait. « C’est une élève de Première ? » me demanda-t-il. « Non, elle est en 4ème ». « Alors, elle mérite vraiment son 16. J’ai des étudiants en première année de fac qui n’écrivent pas aussi bien qu’elle. »

Je me souviens des quatre garçons et des huit filles de cette classe de 3ème, à qui j’avais donné la même interrogation sur les Etats-Unis entre 1919 et 1939. A la question valant un point : Qui était Hoover ?, les filles m’ont fait un roman détaillant la vie du Président américain…. Les garçons, sans s’être copiés, ont répondu : « C’est un fabricant d’électro-ménager ». La meilleure perle de ma carrière !

Je me souviens de la ferveur avec laquelle les enfants chantaient le Birkat Hamazon après le déjeuner. Je  m’en souviens si bien que depuis les événements de Toulouse, je l’entends constamment dans ma tête.

Je me souviens du spectacle que j’avais produit avec ma classe de filles : un extrait du Violon sur le Toit, Traditions…. Elles chantaient et dansaient et moi je pleurais de joie : elles étaient si belles, si talentueuses.

Je me souviens du jour où j’ai emmené filles et garçons voir Amadeus de Milos Forman, de la fois où on a vu L’Aigle à Deux Têtes de Jean Cocteau parce qu’on l’étudiait en classe, de la première sortie de ski d’Ozar Hatorah… en pantalon et jupe par-dessus, pour rester modestes… du premier voyage d’échange scolaire avec Ozar Hatorah Créteil…

Je me souviens du groupe d’étude de Talmud-Torah pour femmes que dirigeait Rav’ Alain Levy : jamais je n’avais autant éprouvé de plaisir à l’étude de textes bibliques… et si je ne me souviens pas de tout, je me souviens quand même de la raison pour laquelle Berechit commence par la lettre Beth…

Je me souviens du regard indulgent et rieur de Jean-Paul Amouyelle quand il visitait Ozar Hatorah Toulouse: son regard exprimait toute la tendresse du monde pour les enfants d’Ozar Hatorah.

Je me souviens de la fierté de l’école,  lorsqu’une élève obtint 20 en philo au bac !

Je me souviens de la cuisinière d’Ozar Hatorah, qui m’a maternée pendant toute ma grossesse : si je disais « cela sent bon », de suite elle m’amenait un morceau du plat qu’elle préparait à goûter… un privilège de la femme enceinte selon sa tradition marocaine.

Je me souviens des pétards de Pourim en 1990, alors que l’école était enfin dans le bâtiment de la rue Jules Dalou. J’étais venue avec mon fils, qui avait trois mois. Il a dormi pendant les deux heures de la fête, au milieu du bruit, des chants, des jeux, des explosions de pétard. Quand je suis sortie dans la rue Dalou pour regagner la voiture, le silence l’a réveillé !

Je me souviens de la visite de mon beau-frère et de ma belle-sœur, de Moscou, dont c’était le premier voyage à l’Ouest. Ils sont venus participer à un cours d’histoire d’une classe de première et ont répondu aux questions des élèves. Je faisais la traduction.

Je me souviens de Rav’ Naftali Lhotte z’’l... il incarnait la tolérance, le savoir et la sensibilité avec un grand sens de l’humour. Les élèves adoraient ses cours de Kodech et les professeurs ne voulaient jamais que les discussions avec lui se terminent.

Je me souviens des élèves qui babysittaient mon fils le samedi soir. L’une d’entre elles a maintenant deux enfants et s’est mariée avec le jeune homme à qui je l’ai présentée… Ma plus belle mitzvah !

Je me souviens des parents d’Ozar Hatorah : de leur gentillesse, de leur amitié, de leurs sourires devant les progrès de leurs enfants.

Je me souviens des questions que me posaient mes collègues conférenciers à Barcelone en février 1992 : je participais à un séminaire sur l’Histoire et le cinéma – mon sujet de thèse de Science Po- et mon badge disait : Sarah Diligenti, Lycee Ozar Hatorah Toulouse. Ils étaient tous professeurs en université, j’étais l’exception…

Je me souviens de Rav’ Monsonego et de sa femme, de leur simplicité et de leur joie dans la transmission de la Torah : de les revoir dans leur douleur sur l’écran de mon ordinateur, effondrés et forts à la fois dans le plus grand malheur qui puisse frapper des parents, mes larmes ont coulé sans s’arrêter et j’aurais voulu pouvoir défaire le sort, remonter les aiguilles du temps, arrêter le temps, empêcher le mal.

Je me souviens de tous ces enfants : ceux pour qui Ozar Hatorah était l’ultime recours et qui ont eu le bac alors que le système traditionnel ne leur donnait aucune chance ; ceux pour qui Ozar Hatorah était la suite logique du Gan Rachi ; ceux dont les parents avaient fait t’chouvah et redécouvraient les valeurs du judaïsme ; ceux dont les parents voulaient qu’ils sachent qu’ils pouvaient être fiers d’être juifs ; ceux qui avaient déjà entendu des propos antisémites et que leurs parents voulaient protéger, à juste titre ; celui qui courait tous les matins de chez lui à Ozar Hatorah, par amour du sport ; celui qui avait toujours « une question plus loin » ; celle qui est morte d’un accident de la route et celle qui est morte du cancer de la peau, z’’l –jamais je ne vous oublierai ; ces frères qui étaient comme le jour et la nuit ; ces autres frères dont la timidité était légendaire, autant que l’amour du football ; celle qui partit en yeshiva ; celle qui passa un trimestre en Eretz Israel au lycée français ; celle dont la réserve et la timidité la vêtait de gris-bleu et que j’ai revue, bouton de rose bouclé, pleine d’assurance et de savoir, enseignante à la faculté de droit, Mazel Tov !; celle que j’ai revue en décembre 2010 dans son magasin de vêtements pour bébé, le cœur sur la main, la gentillesse incarnée ; celles pour lesquelles mon cœur se brisa quand elles perdirent leur père très soudainement ; vous tous, enfants de la Torah, enfants d’Ozar Hatorah, vous êtes le Trésor même de la Torah.

Je me souviens de la peine avec laquelle j’ai dû prendre la décision de quitter Ozar Hatorah en 1993, à cause de mes circonstances familiales : divorcée, avec un enfant, il fallait que je trouve une position différente.

Je me souviens de bien plus encore et depuis lundi les souvenirs reviennent en masse, comme une marée longtemps contenue et qui déferle dans ma mémoire.

Je me souviens d’Ozar Hatorah Toulouse… l’école où j’ai appris autant que j’ai enseigné, mon meilleur souvenir d’enseignante : jamais une autre école dans ma carrière ne l’a égalée !

Monday, March 5, 2012

Lectures d'Hiver

Peu d’entre vous savent que depuis la mi-novembre, j’ai quitté mon poste à l’Alliance Française pour me consacrer au parcours du combattant que représentent les prochains 18 mois: préparer une entrée en université américaine n’est pas une sinecure pour des parents habitués soit au système français, soit au système britannique… L’avantage de cette halte, c’est qu’elle m’a permis de retrouver mon rythme de lecture du temps où je fréquentais les bancs des amphis de la fac de droit et de Science Po. En moyenne, je lis un livre tous les deux jours. Et comme cette année, le mois d’octobre marquera le cinquantenaire de ma naissance, je ressens un certain plaisir à me dire que finalement mes neurones marchent toujours.

Parmi mes lectures de ces derniers mois, des nouveautés dont je reparlerais dans de prochaines revues littéraires, mais sachez qu’Emmanuel Carrère a enfin dépassé l’étude approfondie de son nombril et a publié deux oeuvres révélatrices de ce tournant: D’autres vies que la mienne, bien sûr, mais aussi le livre pour lequel il a obtenu le Prix Renaudot, Limonov, qui, pour le coup, aurait pu être sous-titré Un roman russe, si l’auteur n’avait déjà utilisé ce titre à mauvais escient pour un livre précédent. Emmanuel Carrère méritait le Goncourt, mais comme toujours la politique régit et règne et ce fut L’art français de la guerre qui fut récompensé, ou non pas tant ce livre (qui rappelle quand même, par son sujet, Les Bienvaillantes, Prix Goncourt 2006, de Jonathan Littel), que la maison Gallimard dont on fêtait en 2011 le centenaire… Une autre sortie de la rentrée litttéraire 2011 qui aurait mérité au moins le Renaudot, Rien ne s’oppose à la nuit, de Delphine de Vigan. Un livre mémoire plus que confidence, un livre hommage mais aussi enquête sur une mère, celle de l’auteure, à la fois trop et mal aimée par ses parents, son époux et elle-même et qui fera vivre un vrai cauchemar à ses deux filles. Je n’en dis pas plus, car je ne veux pas dévoiler certains éléments poignants du livre, dès la première page d’ailleurs.

Un livre qui ne m’a vraiment pas emballée, alors que c’est un best-seller en France: L’homme qui voulait être heureux, de Laurent Gournelle. J’ai déjà du mal (beaucoup) avec Marc Lévy et Guillaume Russo, mais j’ai eu encore plus de mal à arriver à la fin du livre de Laurent Gournelle. Ou bien tous les Français sont vraiment déprimés, au-delà même des chiffres de leur consommation d’anti-dépresseurs – la plus élevée du monde-, ou bien ils ont vraiment perdu tout sens de la spiritualité et/ou toute foi, mais que peuvent-ils trouver à ce livre qui se veut un remake, mal écrit et fort tristounet, de Eat Pray Love, version mâle malheureux? Littérature, cela n’en est point. “Self-Help” psycho-spirituelle, plutôt, avec une touche New Age et altermondialiste, voire écolo, pour ratisser le plus possible d’audience (et donc encore mieux vendre le livre). Voilà donc un livre dont on sent qu’il est écrit dans un but de marketing sous fine couche d’intellectualisme et de psychologie…

Pour me remettre de ne pas avoir accroché au boniment de Laurent Gournelle, je suis revenue à des écritures plus classiques. Relire Dostoievski ne fait de mal à personne… surtout quand il se moque des Français, comme c’est le cas dans Le Joueur.  Quand il écrit : “Le Français est rarement aimable de premier jet; on dirait toujours qu’il est aimable par ordre, par calcul” on pense à Joachim du Bellay qui avait si bien su croquer les courtisans de Rome dans ses Regrets:

“Marcher d’un grave pas et d’un grave sourcis

Et d’un grave souris à chacun faire fête (…)

Seigneuriser chacun d’un baisement de main (…)”


Cependant Dostoievski lui-même ne devait pas être facile à vivre… Ni très aimable d’ailleurs... En témoignent certaines lettres qu’il envoie à sa femme, alors même qu’il se ruine à la roulette dans les casinos des spas allemands.

J’ai ensuite découvert The White Guard, de Mikhail Bulgakov, l’écrivain préféré de Staline, mais qui n’en a pas moins souffert de l’oppression, de la censure et de la terreur des années 30. Bulgakov est surtout connu pour son superbe roman, Le Maître et Marguerite, où le Diable, Marguerite et même Ponce Pilate déambulent dans le Moscou des années 30, dans ce Jardin des Patriarches, devenu lieu culte depuis. The White Guard, en revanche, se situe à Kiev, juste après la fin de la Première Guerre Mondiale et juste au moment où l’avalanche bolchevique va mettre l’Ukraine à feu et à sang pendant la guerre civile. C’est un Bulgakov différent qui écrit, inspiré par sa propre famille et sa propre vie pendant cette période. La description de Kiev – qui n’est d’ailleurs jamais nommée autrement que par “the City”-  occupe tout le chapitre 4. Si vous ne devez lire qu’un chapitre, il faut que ce soit celui-là!  De facture poétique,  le lecteur ressent l’amour que le narrateur, Dr. Alexei Turbin – qui n’est autre que Bulgakov dans une vie avant la Révolution- exprime pour sa ville natale: “Beautiful in the frost and mist-covered hills above the Dniepr, the life of the City hummed and steamed like a many layered honeycomb.” A la lecture de The White Guard, le lecteur ne peut s’empêcher de penser à un autre docteur, Docteur Jivago, de Boris Pasternak, écrit bien plus tard, mais qui partage un certain nombre de similarités presque troublantes, tant dans la personnalité du narrateur –un docteur- que dans certaines descriptions et dans la composition de la famille.

Parmi les autres livres lus cet hiver et qui m’ont enchantée par le style et par l’histoire, Le petit garcon de Philippe Labro. J’avais oublié combien Philippe Labro écrivait bien, combien il savait mettre par écrit ses talents de raconteur et de journaliste pour produire une prose émouvante, souvent inspirée de son histoire familiale et personnelle, mais jamais exhibitionniste, et toujours avec beaucoup de tendresse comme ce passage:  On n’a pas l’habitude de dire adieu à quoi que ce soit à l’âge qui était le mien, et j’ignorais que “la montée à Paris” pût être l’occasion de ma première blessure de nostalgie, ce moment implacable où un événement vous arrache à quelque chose que vous aimiez et dont vous aviez eu la faiblesse de croire  que cela durerait toute la vie.” Et dans ce livre, par deux ou trois fois, Philippe Labro évoque le pouvoir des mots, un pouvoir dont nous avons effacé le souvenir dans l’usage que nous en faisons aujourd’hui: “Les mots ont un poids (…). Il y en a qui font dix grammes, et d’autres cent kilos. Il faut savoir les estimer. Vous devez porter en chacun de vous un petite balance interne qui les soupèse avant usage.” Qui n’a jamais entendu ses parents lui dire: “Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler”…?

Le petit garcon ouvre ainsi une longue liste de livres écrit par Philippe Labro, sur son enfance, son adolescence: Quinze ans, son séjour aux Etats-Unis, en Virginie où il fut L’Etudiant Etranger, et encore au Colorado où il passa un Eté dans l’Ouest avec des bûcherons pour gagner de quoi continuer ses études, avant de retourner en France et de tenter sa plume de journaliste lors d’ Un début à Paris, entre 1958 et 1962, sous l’épée de Damoclès de la guerre d’Algérie.

Je finis l’hiver en relisant les oeuvres d’Alain Mabanckou, écrivain congolais (Brazzaville) qui lui aussi sait manier la plume et les mots, avec, de surcroi, un humour irrévérencieux qui rappelle Voltaire, et une manie de parsemer les propos de ses narrateurs de références littéraires qui laisse le lecteur pantois devant sa connaissance de la littérature mondiale. Si vous n’avez rien lu de lui, commencez par Black Bazar, mais tentez la nouveauté en lisant aussi Verre Cassé, dans lequel Mabanckou laisse son narrateur recourir du début à la fin du roman à la technique dite de “stream of consciousness”, en une savante démonstration de la richesse de la littérature-oralité.
© Mars 2012, paru in: La Plume d’WAA