Monday, March 5, 2012

Lectures d'Hiver

Peu d’entre vous savent que depuis la mi-novembre, j’ai quitté mon poste à l’Alliance Française pour me consacrer au parcours du combattant que représentent les prochains 18 mois: préparer une entrée en université américaine n’est pas une sinecure pour des parents habitués soit au système français, soit au système britannique… L’avantage de cette halte, c’est qu’elle m’a permis de retrouver mon rythme de lecture du temps où je fréquentais les bancs des amphis de la fac de droit et de Science Po. En moyenne, je lis un livre tous les deux jours. Et comme cette année, le mois d’octobre marquera le cinquantenaire de ma naissance, je ressens un certain plaisir à me dire que finalement mes neurones marchent toujours.

Parmi mes lectures de ces derniers mois, des nouveautés dont je reparlerais dans de prochaines revues littéraires, mais sachez qu’Emmanuel Carrère a enfin dépassé l’étude approfondie de son nombril et a publié deux oeuvres révélatrices de ce tournant: D’autres vies que la mienne, bien sûr, mais aussi le livre pour lequel il a obtenu le Prix Renaudot, Limonov, qui, pour le coup, aurait pu être sous-titré Un roman russe, si l’auteur n’avait déjà utilisé ce titre à mauvais escient pour un livre précédent. Emmanuel Carrère méritait le Goncourt, mais comme toujours la politique régit et règne et ce fut L’art français de la guerre qui fut récompensé, ou non pas tant ce livre (qui rappelle quand même, par son sujet, Les Bienvaillantes, Prix Goncourt 2006, de Jonathan Littel), que la maison Gallimard dont on fêtait en 2011 le centenaire… Une autre sortie de la rentrée litttéraire 2011 qui aurait mérité au moins le Renaudot, Rien ne s’oppose à la nuit, de Delphine de Vigan. Un livre mémoire plus que confidence, un livre hommage mais aussi enquête sur une mère, celle de l’auteure, à la fois trop et mal aimée par ses parents, son époux et elle-même et qui fera vivre un vrai cauchemar à ses deux filles. Je n’en dis pas plus, car je ne veux pas dévoiler certains éléments poignants du livre, dès la première page d’ailleurs.

Un livre qui ne m’a vraiment pas emballée, alors que c’est un best-seller en France: L’homme qui voulait être heureux, de Laurent Gournelle. J’ai déjà du mal (beaucoup) avec Marc Lévy et Guillaume Russo, mais j’ai eu encore plus de mal à arriver à la fin du livre de Laurent Gournelle. Ou bien tous les Français sont vraiment déprimés, au-delà même des chiffres de leur consommation d’anti-dépresseurs – la plus élevée du monde-, ou bien ils ont vraiment perdu tout sens de la spiritualité et/ou toute foi, mais que peuvent-ils trouver à ce livre qui se veut un remake, mal écrit et fort tristounet, de Eat Pray Love, version mâle malheureux? Littérature, cela n’en est point. “Self-Help” psycho-spirituelle, plutôt, avec une touche New Age et altermondialiste, voire écolo, pour ratisser le plus possible d’audience (et donc encore mieux vendre le livre). Voilà donc un livre dont on sent qu’il est écrit dans un but de marketing sous fine couche d’intellectualisme et de psychologie…

Pour me remettre de ne pas avoir accroché au boniment de Laurent Gournelle, je suis revenue à des écritures plus classiques. Relire Dostoievski ne fait de mal à personne… surtout quand il se moque des Français, comme c’est le cas dans Le Joueur.  Quand il écrit : “Le Français est rarement aimable de premier jet; on dirait toujours qu’il est aimable par ordre, par calcul” on pense à Joachim du Bellay qui avait si bien su croquer les courtisans de Rome dans ses Regrets:

“Marcher d’un grave pas et d’un grave sourcis

Et d’un grave souris à chacun faire fête (…)

Seigneuriser chacun d’un baisement de main (…)”


Cependant Dostoievski lui-même ne devait pas être facile à vivre… Ni très aimable d’ailleurs... En témoignent certaines lettres qu’il envoie à sa femme, alors même qu’il se ruine à la roulette dans les casinos des spas allemands.

J’ai ensuite découvert The White Guard, de Mikhail Bulgakov, l’écrivain préféré de Staline, mais qui n’en a pas moins souffert de l’oppression, de la censure et de la terreur des années 30. Bulgakov est surtout connu pour son superbe roman, Le Maître et Marguerite, où le Diable, Marguerite et même Ponce Pilate déambulent dans le Moscou des années 30, dans ce Jardin des Patriarches, devenu lieu culte depuis. The White Guard, en revanche, se situe à Kiev, juste après la fin de la Première Guerre Mondiale et juste au moment où l’avalanche bolchevique va mettre l’Ukraine à feu et à sang pendant la guerre civile. C’est un Bulgakov différent qui écrit, inspiré par sa propre famille et sa propre vie pendant cette période. La description de Kiev – qui n’est d’ailleurs jamais nommée autrement que par “the City”-  occupe tout le chapitre 4. Si vous ne devez lire qu’un chapitre, il faut que ce soit celui-là!  De facture poétique,  le lecteur ressent l’amour que le narrateur, Dr. Alexei Turbin – qui n’est autre que Bulgakov dans une vie avant la Révolution- exprime pour sa ville natale: “Beautiful in the frost and mist-covered hills above the Dniepr, the life of the City hummed and steamed like a many layered honeycomb.” A la lecture de The White Guard, le lecteur ne peut s’empêcher de penser à un autre docteur, Docteur Jivago, de Boris Pasternak, écrit bien plus tard, mais qui partage un certain nombre de similarités presque troublantes, tant dans la personnalité du narrateur –un docteur- que dans certaines descriptions et dans la composition de la famille.

Parmi les autres livres lus cet hiver et qui m’ont enchantée par le style et par l’histoire, Le petit garcon de Philippe Labro. J’avais oublié combien Philippe Labro écrivait bien, combien il savait mettre par écrit ses talents de raconteur et de journaliste pour produire une prose émouvante, souvent inspirée de son histoire familiale et personnelle, mais jamais exhibitionniste, et toujours avec beaucoup de tendresse comme ce passage:  On n’a pas l’habitude de dire adieu à quoi que ce soit à l’âge qui était le mien, et j’ignorais que “la montée à Paris” pût être l’occasion de ma première blessure de nostalgie, ce moment implacable où un événement vous arrache à quelque chose que vous aimiez et dont vous aviez eu la faiblesse de croire  que cela durerait toute la vie.” Et dans ce livre, par deux ou trois fois, Philippe Labro évoque le pouvoir des mots, un pouvoir dont nous avons effacé le souvenir dans l’usage que nous en faisons aujourd’hui: “Les mots ont un poids (…). Il y en a qui font dix grammes, et d’autres cent kilos. Il faut savoir les estimer. Vous devez porter en chacun de vous un petite balance interne qui les soupèse avant usage.” Qui n’a jamais entendu ses parents lui dire: “Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler”…?

Le petit garcon ouvre ainsi une longue liste de livres écrit par Philippe Labro, sur son enfance, son adolescence: Quinze ans, son séjour aux Etats-Unis, en Virginie où il fut L’Etudiant Etranger, et encore au Colorado où il passa un Eté dans l’Ouest avec des bûcherons pour gagner de quoi continuer ses études, avant de retourner en France et de tenter sa plume de journaliste lors d’ Un début à Paris, entre 1958 et 1962, sous l’épée de Damoclès de la guerre d’Algérie.

Je finis l’hiver en relisant les oeuvres d’Alain Mabanckou, écrivain congolais (Brazzaville) qui lui aussi sait manier la plume et les mots, avec, de surcroi, un humour irrévérencieux qui rappelle Voltaire, et une manie de parsemer les propos de ses narrateurs de références littéraires qui laisse le lecteur pantois devant sa connaissance de la littérature mondiale. Si vous n’avez rien lu de lui, commencez par Black Bazar, mais tentez la nouveauté en lisant aussi Verre Cassé, dans lequel Mabanckou laisse son narrateur recourir du début à la fin du roman à la technique dite de “stream of consciousness”, en une savante démonstration de la richesse de la littérature-oralité.
© Mars 2012, paru in: La Plume d’WAA

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