Friday, March 1, 2013

Retrospective, par Avraham Yehoshua: Prix Medicis Etranger 2012

Caritas Romana (Charité Romaine), de Rosso Fiorentino (Firenze 1494 – Paris 1540)



Avraham Yehoshua   est un vrai “Sabra”. C’est-à-dire un Juif né en Israël, et dans son cas, douze ans avant la création de l’Etat hébreu, en 1936. Sa famille paternelle était installée à Jérusalem depuis cinq générations et sa mère est arrivée du Maroc en 1932.  C’est aussi un rare Israélien Sépharade,  d’AVANT l’arrivée des Sépharades en Israël (majoritairement arrivés au moment de la décolonisation en Algérie et au Maroc, de la prise de pouvoir de Nasser en Egypte et des événements du Yémen dans les années 60). Ceci pour une mise en contexte de son écriture au sein de la société littéraire israélienne, dominée par les Ashkénazes, (tout comme l’Etat hébreu doit son Indépendance en 1948 aux Juifs Ashkénazes).

J’ai lu plusieurs livres de Yehoshua : A Late Divorce, Mr. Mani, The Liberated Bride et je me réjouissais d’en lire un autre et cela d’autant plus qu’un écrivain israélien est rarement primé en France. J’ai compté David Shahar, Prix Médicis en 1981, Amos Oz Prix Femina Etranger en 1988, Aharon Appelfeld en 2004,  Rutu Modan, prix France Info de la BD d’actualité pour ses illustrations en 2008, David Grossman, prix Médicis Etranger en 2011 et maintenant Avraham Yehoshua…, tous des auteurs d’un âge  ou d’une idéologie respectables selon les critères français. Il y a un certain préjudice face à tout ce qui vient d’Israël en France, -avec boycott, pétitions et tutti quanti-, qui fait que l’on peut donc considérer l’attribution d’un prix littéraire français à un écrivain israélien comme un petit miracle. Surtout lorsque l’on connait la position de la plupart des intellectuels français sur Israël, qui a fait dire à l’un d’entre eux, après le Salon du Livre de 2008, dont Israël était l’invité d’honneur : « À la différence d’autres écrivains étrangers,  quand on parle d’un auteur israélien,  dans l’oreille du public, il est israélien avant d’être auteur. »  Si ce n’est pas une forme de censure, je ne sais pas ce que c’est.

Bref, c’est sans préjugé négatif aucun  que j’entamais la lecture de Rétrospective.  … Et c’est avec d’autant plus de surprise que dès le début j’eus du mal à accrocher… Au bout d’une trentaine de pages je m’essoufflai et taquinai l’idée de laisser tomber et le livre et la participation à une soirée pendant laquelle je devais le présenter. (Cette soirée a eu lieu hier, le 28 février 2013, à l’Alliance Française de Washington, D.C., à l’initiative d’une association française, l’A.D.F.E.).

Pour tenter de comprendre ce qui m’arrivait, je relus deux autres livres de Yehoshua et revins vers Rétrospective, et là enfin je compris que ce qui me gênait c’était… la traduction en français d’un auteur que j’ai toujours lu en traduction anglaise. Des effets pervers de la traduction…  Je me suis même rendue chez Politics &Prose (librairie indépendante, 5015 Connecticut Avenue NW, Washington DC, www.politics-prose.com ) voir s’ils n’avaient pas Rétrospective en anglais, mais la traduction américaine ne sortira que le 13 mars ! Je me suis forcée à achever la lecture de Rétrospective  et reste convaincue que la traduction française ne rend pas justice  à la nouveauté et l’originalité de l’écriture de Yehoshua… Car son écriture est très novatrice et l’opposée même d’une écriture classique, académique, comme me l’ont encore confirmé mes amis israéliens qui ont la chance de pouvoir le lire dans l’original.

Le livre m’a renvoyé à un univers familier –celui du cinéma, sujet de ma thèse et mon passe-temps estudiantin favori. J’avais un abonnement à la Cinémathèque de Toulouse, la 2ème de France, et une carte à vie au cinéma d’art et d’essai Rex et j’ai ainsi visionné plus d’une « Rétrospective ».  Or le héros, ou plutôt l’anti-héros du livre de Yehoshua, Yaïr Mozes, est un mélange de deux grands réalisateurs : Fellini et surtout Buñuel, tout en étant aussi, et comme souvent dans l’œuvre de Yehoshua, un transfert de l’auteur qui s’observe en se donnant une identité différente, mais pas éloignée de l’original (ici un réalisateur au lieu d’un auteur…).

Des liens presque incestueux se tissent entre Yaïr Mozes, le réalisateur d’origine ashkénaze, et son scénariste, Trigano, un jeune Juif Sépharade pauvre, comme beaucoup de familles Sépharades arrivées en Israël au moment de la décolonisation de l’Algérie et du Maroc. En un clin d’œil à sa famille maternelle, l’auteur fait venir le scénariste du Maroc.  Trigano, le scénariste séfarade, est celui qui a les « idées de génie » que Yaïr Mozes, Ashkénaze, professeur de philosophie devenu réalisateur, ex ;ecute et dirige.  L’expression « le sel de la terre » caractérisant Yaïr Mozes apparaît plusieurs fois dans le roman, et à chaque fois dans la bouche de ses collaborateurs Séfarades pour indiquer son origine d’ « aristocratie israélienne », c’est-à-dire d’Ashkénaze né en Israël avant la Seconde Guerre Mondiale.  Trigano est un autodidacte qui en veut à la vie, à son statut social inférieur, et qui en veut aussi au sens de « devenir », de « réussir ». Talentueux, mais avec un lourd bagage culturel et affectif qui est une des sources de la rupture entre lui et le réalisateur. Ce bagage, nommée Ruth, est une actrice. Là encore, le choix du prénom n’est pas innocent. Ruth s’appelle en réalité Neh’ama, (Consolation) « cette enfant trouvée, à l’origine douteuse, qu’un vieux rabbin avait amenée dans ce pays depuis son village dans les confins du Sahara. » Et tout comme la Ruth biblique qui n’était pas Juive mais le devient en se mariant avec Booz, Neh’ama a « des traces de sang étranger (…). Les pommettes, la taille élancée (…) et surtout mes yeux gris doré dont j’ai hérité, selon lui, d’une tribu barbare du Sahara, parce que, chez les Juifs, toujours d’après lui, une telle couleur n’existe pas. ». Ruth est la compagne et la muse de Trigano ; ils se connaissent depuis leur enfance commune dans la misère du Sud marocain. Elle est aussi l’actrice « originelle » de Yaïr Mozes et son amante occasionnelle. Elle va traverser cette Rétrospective avec Yaïr Mozes de Saint Jacques de Compostelle à Jérusalem, revivant elle aussi les scènes de tournage de sa jeunesse, les malentendus et apporter des éclaircissements sur la « scène » à l’origine de la rupture entre Trigano et Mozes.

Un autre homme dans cette Trinité, ce triumvirat d’artistes cinématographiques, c’est Toledano, le Directeur de la photographie, lui aussi amoureux et amant de Ruth, mort accidentellement quelques années après la brouille du scénariste avec le réalisateur. Séfarade lui aussi, dont le nom de famille nous renseigne sur l’origine géographique de la famille, l’Espagne, la ville de Tolède. Les Juifs de Tolède furent chassés au moment de la Reconquista, par Isabelle la Catholique et comme les esclaves américains plus tard qui prirent comme nom de famille le nom de leur maître, les Juifs d’Espagne prirent très souvent le nom de leur ville d’origine.  Cette exploration subtile de l’univers séfarade espagnol et nord-africain est de suite évidente dans le titre hébreu du livre : Hessed Sefarad (il y a 3 significations du mot Hessed : Pitié, Compassion et Loyauté), et il est fort dommage que celui-ci ait été traduit en français par Rétrospective, même si la première partie du livre est effectivement une rétrospective cinématographique.  (En anglais, le titre sera The Retrospective.  Le recours à l’article défini « the », permet déjà une meilleure compréhension du roman.)

On retrouve aussi dans le roman un marchand de légumes d’origine marocaine, Amsellem, dont le registre de langue et le statut patriarcal ne sont pas sans faire penser à Roger Hanin dans Le Grand Pardon,  comme en témoigne, page 272, un dialogue provoquant chez le lecteur un rare hoquet de rire.

Tout ce petit monde s’encourage, s’admire et se hait secrètement. Yaïr Mozes est aveugle émotionnellement. Son narcissisme et son égocentrisme  l’empêchent de voir que ses jeunes collaborateurs séfarades ont peut-être de l’estime pour lui, une certaine reconnaissance professionnelle (après tout, il leur sert de pas-de-porte vers la notoriété, surtout à Ruth), mais ne l’aiment pas, ni comme un père, ni comme un frère, ni même comme un ami… Lorsque les dessins de Toledano sont mis en vente par sa veuve remariée, Yaïr découvre que Toledano ne l’a jamais croqué alors qu’il l’a fait, en nombreux exemplaires, de Trigano et de Ruth et de bien d’autres, acteurs ou assistants, lors des tournages. L’amitié que Yaïr Mozes pense avoir partagé avec Trigano et Tolédano n’est qu’une image fausse dans le miroir de ses souvenirs, une illusion, une « figure », un terme que l’on retrouvera plusieurs fois dans le livre, et à chaque fois, avec une connotation non pas tellement péjorative, mais cependant négative... car « figure » désigne Ruth, l’actrice, celle non plus qui agit, mais qui subit les actions exigées par Trigano ou par Yaïr Mozes, voire même par Toledano, qui la photographie en la mettant en scène et en lumière, comme un bel objet.

La première partie du livre se passe en Espagne, à Saint Jacques de Compostelle, haut-lieu de pèlerinage s’il en est, et traité cinématographiquement par Buñuel dans un film de 1969, La voie lactée (avec Laurent Terzieff, Michel Piccoli, Delphine Seyrig… Un film inoubliable, surtout pour le jeu de Terzieff !). Même si je sais maintenant que Yehoshua a choisi le lieu parce qu’il a voyagé à Compostelle et s’est trouvé nez-à-nez pour ainsi dire avec le tableau qui est une des mailles principales de son roman, Charité Romaine, je ne peux m’empêcher de penser que Yehoshua ne peut pas ne pas avoir connu ce film de Buñuel, qui retrace le voyage de deux pèlerins (et leurs cauchemars)… surtout lorsque le lecteur prend connaissance des personnages secondaires de son roman, deux Espagnols, de vrais afficionados du cinéma, qui sont aussi prêtre et moine ; de leur mère Doña Elvira, une ancienne actrice qui finance le prix qui doit couronner la Rétrospective, tout comme Doña Buñuel finança les premiers pas de son fils, Luis, et notamment son premier film, Un chien andalou !  D’ailleurs, les descriptions que font le narrateur et Yaïr Mozes de Doña Elvira ne sont pas non plus sans évoquer le personnage de la mère (actrice Marisa Paredes) dans Talones Lejanos, de Pablo Almodovar.

Cette première partie – véritable rétrospective cinématographique-  a dû demander beaucoup de travail d’imagination à l’auteur : tous ces films inventés sont ensuite disséqués rétrospectivement par leur réalisateur âgé, qui a du mal à se rappeler le nom de certains acteurs, qui redécouvre sa maison utilisée comme lieu de tournage et sa propre mère jouant un petit rôle et qui en plus doit effectuer un effort de mémoire car les dialogues, ô surprise !, ont été doublés en espagnol !   Le lecteur peut trouver ces pages un peu longuettes : 220 pages environ sur les 478 que compte le livre ! Et je n’ai pas compté les scènes de petit déjeuner, ni les atermoiements du réalisateur sur le fait que les Espagnols mangent trop tard… Il a par rapport à la nourriture –terrestre- un comportement d’éternel affamé ou de glouton pantagruélique, une fixation orale qui ferait certainement sourire Freud…

On est bien sûr dans un univers religieux, comme le note Juan de Viola, le prêtre et directeur des archives cinématographiques, qui a organisé la Rétrospective,  et comme plaisante Yaïr Mozes page 165 en s’adressant à Doña Elvira (ses deux fils ont répondu à l’appel religieux en se faisant prêtre et moine): « Que se passe-t-il ? La religion a colonisé votre famille ?   - Qui puis-je ? soupire-t-elle. La religion domine tout aujourd’hui. » Même si le réalisateur a professé et professe encore ne pas être croyant,  Manuel, le moine, ne semble pas pouvoir comprendre que l’on puisse être Juif et athée. Lui-même a étudié l’hébreu, en expiation des crimes racistes commis par ses ancêtres pendant l’Inquisition, mais il n’en demeure pas moins motivé par la volonté de « sauver » un Juif. Il propose et reçoit la « confession » de Mozes… Confession sans absolution car Mozes déclare qu’il n’a pas besoin de rémission, qu’il n’a pas de remords. Le rocambolesque de ces pages relève du surréalisme cher aux jeunes années de Buñuel.

Januarius Zick, Caritas Romana
Le décor, quant à lui, évoque certains films de Fellini, surtout les scènes de la deuxième partie, lorsque Mozes revient en Espagne pour filmer la « scène tronquée » du film Le refus, scène qui n’est autre que la Charité Romaine… un vieillard tétant le sein engorgé d’une jeune femme. La descente dans les bas lieux de la ville à la recherche des acteurs qui accepteront, contre espèces sonnantes et trébuchantes, de se prêter au fantasme du vieux réalisateur, à son « expiation » pour n’avoir pas filmé cette scène, une expiation qu’exige son scénariste pour pouvoir pardonner, fait penser à Satyricon…  

L’interlude israélien dans la deuxième partie du livre permet au lecteur de retrouver le rythme et l’énonciation typiques des livres de Yehoshua. Le chapitre 8, Dîner avec ton ex-scénariste, fait basculer l’énonciation du point de vue interne au méta texte : l’auteur se parle à lui-même, s’observe et pour cela, se tutoie…  Cet interlude introduit aussi un effet de miroir entre le film Le refus (une jeune femme pauvre est manipulée par un couple de survivants hongrois de l’Holocauste immigrés en Israël après 1956. Ils ne peuvent pas avoir d’enfants et paient les études de la jeune femme et la poussent à tomber enceinte… dans le but d’adopter l’enfant qu’elle portera) et une histoire réelle, arrivée à un jeune garçon séfarade, qui se retrouve père à l’âge de 15 ans, et qui devient le gardien de son enfant, contrairement à l’héroïne du film, qui elle abandonnera le sien dans un acte de défiance de ses manipulateurs.

Rétrospective cinématographique certes, secrètement mise en place par son ancien disciple devenu son ennemi, mais aussi Rétrospective de la vie de Mozes, de ses erreurs d’interprétation sur les personnes qui l’entouraient, y compris sa femme et sa fille…  On ressent une certaine pitié pour le personnage, teintée d’un certain mépris, voire dégoût, surtout dans la scène finale du livre… mais on ne s’attache pas pour autant à Ruth, à Trigano ou à Toledano dont la pitié/compassion/loyauté séfarade n’a pu ou su aussi inclure leur Pygmalion. Certes, l’auteur, Avraham Yehoshua, réussit encore une fois à exposer cette dichotomie qui continue de fracturer la société israélienne en deux, -Ashkénazes et Séfarades-  malgré l’arrivée des Falachas,  -Juifs d’Ethiopie-,  puis des Juifs Russes, mais cette fois l’amertume, le désenchantement domine. Est-ce la conséquence de l’âge ?

C’est un livre intéressant pour celui qui connaît Israël, la société israélienne et le monde juif, mais qui est peut-être moins universel que ses autres livres. On ne lui dénigrera certainement pas son Prix Médicis Etranger 2012, même si l’on eût préféré qu’il le reçoive pour une de ses œuvres précédentes.


© Sarah Diligenti, Février 2013


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