L’albizzia se trouvait-il déjà sur la propriété toulousaine ou ma
mère l’y a-t-elle planté à notre installation définitive en France ? Je me
souviens seulement de la vénération maternelle pour cet arbre, réminiscence
d’un passé exotique aux Antilles, pâle imitation des flamboyants de
Caspesterre.
Situé en face de notre terrasse écrasée de soleil,
l’albizzia devient notre ombrelle naturelle. L’envergure de ses branches finit
par atteindre le muret de pierres, puis la terrasse elle-même, mais ma mère a
déjà installé une longue planche de tapissier et des tréteaux sous sa couronne
car la table ordinaire ne suffit plus à regrouper, lors des longues soirées
d’été, la famille et les nombreux amis des uns et des autres qui, par hasard ou
non, se trouvent là au moment du dîner.
Observateur discret et muet, l’albizzia voit ainsi passer
beaucoup de visiteurs d’un été à un autre, s’amuse beaucoup des discussions
animées, des fous rires, des chansons, et surprend les jugements secrets que
mes sœurs et moi échangeons d’un sourire en coin ou que nous nous chuchotons au
risque de nous faire reprendre par ma mère qui ne supporte pas les
« messes basses ».
L’albizzia de ma mère est un arbre-fleur, une coquetterie
végétale naturelle, qui joue de ses feuilles comme une séductrice joue de ses
longs cils. Lorsque le soleil disparaît derrière la maison des voisins et que
s’approche lentement, venu de l’Est, le voile mauve de la nuit, l’albizzia
referme ses feuilles-paupières. Ce qui enchante mes sœurs et moi, ce sont les
grappes de fleurs rose pâle, aux longues étamines soyeuses qui ornent
orgueilleusement ses branches dès les premières journées d’été. Nous en
tressons des couronnes et des « leis » hawaïens vite flétris ;
nous en décorons nos corsages et ceux de nos poupées, fabriquons des aigrettes
dignes d’une douairière. Nous tentons -le plus souvent vainement- de les
convertir en boucles d’oreille que nous prétendons être de précieux joyaux,
ceux dont nous rêvons dans ces instants où le miroir nous laisse accroire que
nous sommes princesses et non pas bergères. Mais tout comme les roses chères à
Ronsard, les pompons soyeux de l’albizzia vivent ce que vivent les roses et
s’écrasent silencieusement sur les tommettes provençales, fanés. Leurs doux
fils ramollis se recroquevillent sous mes doigts et la viscosité légèrement
humide des fibres me surprend tout d’abord, puis me répugne. Je découvre la
mort au travers de cette primo décomposition végétale.
Le matin voit s’amonceler les cadavres... Les fleurs
tombées pendant la nuit se dessèchent sous le soleil occitan. Parfois le vent
les soulève ; elles vivent alors une deuxième vie dans ce sursaut de
souffle chaud qui les transporte d’un bout à l’autre de la terrasse.
Ma mère ne supporte pas ce ballet disgracieux de
fleurs-ballerines ridées et crispées, ni n’apprécie-t-elle leur métamorphose en
algue glissante lorsque la pluie nocturne les agglutine. La terrasse doit
demeurer vierge de tout affront, naturel ou humain. Elle me charge de balayer
quotidiennement l’immense surface. Les fleurs-aigrettes, les fleurs-joyaux,
perdent vite tout attrait lorsqu’elles deviennent corvée.
Cependant l’albizzia ne s’avoue pas pour autant vaincu
par l’été moribond. La fleur soyeuse cède la place à de longues gousses. Ma
mère sourit de nouveau, l’instant d’agacement disparu devant l’apparition des
fruits de son arbre préféré, qui lui évoquent des gousses de vanille. Ce qui lui importe, c’est la résurrection de
sa mémoire visuelle, le maintien du lien maintenant plus mythique que charnel,
qu’elle entretient, à travers l’albizzia, avec les quelques années antillaises
de sa vie de femme.
© Sarah Diligenti 2007, Extrait de : Mes Arbres